vendredi 20 novembre 2009 par Le Repère

Dans ses livraisons des 14 et 16 novembre 2009, Fraternité Matin a offert à notre lecture deux articles dont le premier, consacré à la dédicace de " Côte d'Ivoire, la formation d'un peuple ", l'ouvrage du Professeur KIPRE Pierre, s'intitule " Pierre Kipré : Gbagbo a une légitimité historique " et le second : " Pierre Kipré juge Houphouët, Bédié, Guéi et Gbagbo ".
Nous apprenons du premier article que " Pierre Kipré a dit ses vérités sur la légitimité des chefs d'Etat ivoiriensTout le monde n'a pas de légitimité historique. Houphouët en a eu égard au combat qu'il a mené pour l'accession de la Côte d'Ivoire à l'indépendance. De même, le Président Laurent Gbagbo a une légitimité historique si l'on s'en tient au combat qu'il a fait pour le retour au multipartisme et pour l'instauration de la démocratie. Par contre, Henri Konan Bédié a une légitimité juridique car la Constitution lui permettait de succéder à Houphouët-Boigny en 1993. "
Dans le second article, Pierre Kipré précise : " Le Président Bédié est devenu président de par la constitution pour achever le mandat du Président Houphouët-Boigny et après il s'est fait élire. Bédié est arrivé à la Présidence sans avoir été, dans sa génération, et dans le lot du personnel politique de son temps, quelqu'un qui, en dehors d'avoir été, certainement, un bon ministre de l'Economie et des finances, un Président du Parlement consensuel, quelqu'un qui ait posé d'actes qui tranchent. "
Quant au Président Gbagbo, avant même d'être Président de la République, il est bien apparu aux yeux de tous les Ivoiriens et de tous les observateurs, comme le défenseur du pluralisme politique, comme celui qui a défié le grand Houphouët-Boigny. La défense du pluralisme politique et de la démocratie, il l'a payée dans sa chair. Voilà ce qui fonde une légitimité historique. "
Je cite ces larges extraits de l'intervention du Professeur Kipré, pour m'assurer d'avoir bien compris son analyse et son évaluation de l'histoire de notre pays et de ses régimes politiques.
Sans maudire, ni maugréer, nous acceptons sans difficulté que M. Kipré, fidèle à son caractère " prussien ", reste attaché à " la mystique de l'Etat " qui l'a fait passer de l'Adir (Association pour la Défense des Institutions de la République ayant vocation de soutenir l'application de l'article 11 de la Constitution de la première République) au Mdir (Mouvement pour la défense des Institutions sous la deuxième République).
Ce qui est par contre difficile à admettre, c'est son évaluation hâtive des régimes du PDCI-RDA et du FPI à travers une distinction des plus problématiques qu'il établit entre légitimité historique et légitimité juridique.
La question que nous voulons nous poser est celle du statut scientifique de ces notions telles qu'usitées par M. Kipré Pierre pour faire l'apologie du génie politique exceptionnel qu'il semble découvrir sur le tard à M. Gbagbo Laurent. Quelle est la pertinence épistémologique des concepts de " légitimité historique " et de " légitimité juridique " qu'invoque le Professeur pour établir entre Bédié et Gbagbo une différence de légitimité avec l'intention de convertir celle-ci en différence hiérarchique ? Par ailleurs cette différence est-elle de nature ?
M. Kipré Pierre sait que toute différence n'est ni de nature ni de hiérarchie.
Du Président de la commission préparatoire du cinquantenaire de l'indépendance de la Côte d'Ivoire, qu'il est aujourd'hui, nous nous attendions à un certain devoir de réserve par lequel il s'abstiendrait de toute prévention, c'est-à-dire de tout préjugé, de tout a priori, par honnêteté scientifique et probité intellectuelle. Nous pensions qu'il laisserait le soin aux différentes compétences chargées des rencontres scientifiques, des études-bilans et perspectives ainsi que des études sectorielles programmées, le soin d'évaluer les régimes des Présidents Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, Robert Guéi et Laurent Gbagbo.
Mais pris certainement par le vertige de l'hagiographie, le Président de la Commission, s'est laissé aller à la pente apologétique caractéristique de tout nouveau converti qui se croit investi d'une mission apostolique. Le Président de la commission préparatoire du cinquantenaire de l'indépendance de la Côte d'Ivoire s'est mué en un disciple, voire en un apôtre du " défenseur du pluralisme politique et de la démocratie " au profit de qui il se met en mission.
Dans le domaine de la science politique et de la philosophie de la république, les concepts de " légitimité historique " et de " légitimité juridique " sont de véritables " vacuoles épistémologiques " où se loge " un pot de chambre idéologique " pour brouiller la notion de légitimité et conforter la tendance des régimes de dictature à faire retour à ce que, en science politique, on appelle " l'apolitisme ".
Par delà les qualificatifs " historique " et " juridique ", la légitimité, c'est quoi ? C'est tout simplement la qualité du pouvoir dont l'acceptation se fonde non sur la coercition et la violence, mais sur le consentement libre de la population qui s'y soumet. En démocratie, la légitimité découle de l'acceptation volontaire, c'est-à-dire libre, de l'autorité par les gouvernés. Le recours à des critères autres que la volonté libre des citoyens fait basculer le régime hors de la démocratie, c'est-à-dire dans la dictature et le totalitarisme qui sont des tentatives de retour aux " régimes apolitiques " archaïques, comme notamment, les régimes impériaux ou seigneuriaux, voire tribaux.
Les dictatures personnelles sont des régimes qui font retour au concept pré-moderne, voire archaïque du pouvoir. Celui-ci est sans loi et sans justification. Il est un pouvoir de fait, c'est-à-dire un pouvoir qui fonctionne à la puissance. Il arrache l'obéissance ou la soumission par la force, s'impose par la violence dans la peur, l'indifférence ou la lassitude des gouvernés. Il ne prend fin que chassé par un plus fort que lui. Il marque une involution vers l'état de nature, c'est-à-dire le règne du plus fort. Il est partant anachronique.
En réalité, ce qui se cache sous la notion de " légitimité historique " telle qu'usitée par M. Kipré, c'est la notion wébérienne de charisme par laquelle on a tendance à justifier la dictature personnelle et le pouvoir autocratique.
En effet, Max Weber, dans son analyse des paradigmes théoriques de la légitimation du pouvoir, distingue trois types de légitimité : la légitimité traditionnelle, fondée sur l'autorité des coutumes et des traditions du passé, la légitimité rationnelle légale, fondée sur la délégation des gouvernés, et la légitimité charismatique qui désigne une forme de domination fondée sur la croyance dans le caractère exemplaire et dans les qualités exceptionnelles réelles ou supposées d'un individu.
Le charisme n'est qu'un paradigme explicatif des cas de dictature personnelle par l'invocation d'un exploit qui confère prestige et statut de héros national au titulaire du pouvoir. Le salut de la patrie peut servir de motif explicatif pour légitimer le pouvoir du sauveur de la patrie. En démocratie, le charisme n'est pas la cause du pouvoir mais son invocation purement verbale et surfaite, est liée au culte de la personnalité qui est la conséquence du pouvoir. Il importe donc en démocratie de se défier de tout " pouvoir charismatique ", parce qu'il confine au culte de la personnalité.

Dans les faits, les dictateurs présentent rarement le caractère génial qu'on leur découvre post festum, c'est-à-dire après leur accession au pouvoir. Nombre de dictateurs sont des personnages médiocres, des généraux sans titre de gloire militaire, des sous-officiers ignares, et des bureaucrates incompétents et quelconques. Le culte de la personnalité est une stratégie pour dépolitiser le pouvoir du dictateur en faisant croire aux populations que le génie du chef garantit que lui seul est digne de gouverner, que son pouvoir ne saurait prendre fin qu'avec sa vie. Le culte de la personnalité est donc une machine à transformer la contingence de l'accession au pouvoir, et en particulier celle d'un coup d'Etat réussi, en nécessité absolue dans la mesure où il laisse supposer que par la transcendance de sa personnalité exceptionnelle, le dictateur peut légitimement s'imposer à tous.
Le pouvoir politique se distingue des pouvoirs apolitiques parce que les individus sur lesquels ils s'exercent n'ont pas choisi leur titulaire et ne conçoivent pas de participer au choix de son éventuel successeur. Ici le pouvoir est transcendant par rapport à ceux qui le subissent. Ceux qui exercent de tels pouvoirs ont le sentiment d'exercer une autorité qui leur appartient en propre dans la mesure où celle-ci ne découle pas d'une délégation de leurs subordonnés.
A l'opposé, le pouvoir politique est un pouvoir qui repose sur le choix exprès des gouvernés dont il a l'obligation de prendre en considération l'opinion.
Ainsi comme la politique elle-même, le pouvoir politique est défini par l'idée de choix et plus précisément par l'idée de choix exercé par les gouvernés.
Pour qu'un pouvoir soit considéré comme politique, il doit cesser d'être perçu par ceux sur qui il s'exerce comme l'?uvre d'une autorité transcendante : Dieu, la coutume, le sens de l'histoire, la nature ou la force des choses, le courage ou la bravoure. Il faut que les titulaires du pouvoir soient tenus pour dépendants de la volonté des gouvernés et de leurs opinions.
A la décharge de l'historien, M. Kipré Pierre, il faut reconnaître que dans la diversité des régimes, on observe que le gouvernement des hommes s'est longtemps exercé à travers des régimes apolitiques fondés sur les critères naturels, biologiques ou physiques.
Les régimes dictatoriaux ou totalitaires sont à comprendre comme des tentatives involutives pour en revenir à des régimes apolitiques.
Dans l'histoire du gouvernement des hommes, les seuls régimes à assumer leur caractère politique sont les régimes démocratiques. Ici le critère de légitimité est par delà " l'historique " ou le " juridique ", il relève de la volonté libre des citoyens égaux dont la loi est d'ailleurs l'expression immanente.
L'arrogance, le courage, la témérité sont des critères du pouvoir qui fonctionne à la puissance. La philosophie de la république les a mis à l'index et hors jeu du pouvoir tel que conçu par la philosophie politique moderne dont les philosophes du contrat disent qu'elle suppose la sortie de l'Etat de nature ou de l'Etat de guerre.
On voit donc que dans sa hâte d'apologie de sa nouvelle idole après être passé par le PDCI-RDA dont il fut l'un des cadres, M. Pierre Kipré témoigne d'une cécité coupable face aux dérives d'un régime fascisant qui assassine plus que la démocratie, les citoyens et ceux qui ne partagent pas sa vision et ses options tout en confisquant le droit de la république de se donner les gouvernants de son choix. Est-cela la défense du pluralisme politique et de la démocratie qui confère la fameuse légitimité historique à Laurent GBAGBO ?
Prof. Niamkey Koffi
Ancien Président de l'Adir

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023