mardi 25 novembre 2008 par Notre Voie

Le professeur Mamadou Koulibaly, a rendu, vendredi dernier, hommage à feu Harris Memel-Fotê. Nous vous proposons un large extrait de l'intervention du Président de l'Assemblée nationale
() Le canari est cassé, selon l'expression du professeur N'Guessan Kouakou François.
Comment l'Assemblée nationale ne réclamerait-elle pas son morceau de canari brisé, mais prisé? Comment ne réclamerait-elle pas son vice-président et ne se réclamerait-elle pas de lui ? Harris Memel-Fotê fut un grand homme de la renaissance et l'Assemblée nationale ivoirienne est fière d'avoir pu le compter au nombre des représentants de la Nation. Il est venu au monde dans une histoire dominée par la colonisation avec ses différentes formes d'aliénation humaine. Il part à un moment où notre pays cherche à sortir de la grave crise de son histoire. Ce qui compte pour la représentation nationale, ce n'est pas la totalité immense et complexe de l'homme, mais de rappeler au c?ur d'un parcours riche et dense les valeurs essentielles qui permettront de ressouder notre canari national.

Harris Memel-Fotê fut un homme de fidélité dans le mouvement. Un militant de la lutte pour le progrès et une force d'unité en vue de la préservation et de l'accumulation, tel est le sens profond de la dialectique qu'il a enseignée durant toute sa vie et selon laquelle il a vécu parmi nous, ses collègues de travail, ses camarades de parti, ses coreligionnaires et ses collègues parlementaires.

Harris Memel-Fotê a été élu après deux tentatives infructueuses qui ne furent point infamantes. Il a toujours refusé l'expression candidat malheureux car, il était convaincu d'avoir accompli son devoir démocratique.

Pour les parlementaires que nous sommes, la première chose à dire de lui se rapporte à sa fidélité vis-à-vis de notre institution. Nous nous souvenons que, malade et tenant à peine sur ses jambes, il a fréquenté assidûment le parlement. Handicapé ensuite, mais pas atteint dans sa haute stature morale, ni dans sa volonté d'airain, il était toujours au premier rang dans notre hémicycle. Nous nous sommes d'ailleurs, à ce propos, rendus compte du fait que les travées de l'hémicycle ne prévoyaient pas de place pour les personnes de sa condition. Gîté sur l'estrade, sa figure titulaire semblait nous dire: Je suis là. Je suis toujours là.?

Quand il ne pouvait pas venir, et nous le supplions de se reposer, il mettait un point d'honneur et faisait venir sa procuration. Il a assumé sa responsabilité de représentant du peuple avec tout son c?ur, avec toute la gravité qu'on lui connaît, avec toute la rigueur intellectuelle et morale qui l'a caractérisé tout au long de sa vie. Cette fidélité dont l'Assemblée nationale a bénéficié est venue de son rapport à son identité, à ses engagements et à ses amitiés. Au moment où, en 1960, il sortait de prison et où nous célébrions l'indépendance pour laquelle il a été emprisonné, il portait un pagne. Il portait toujours un pagne. Au moment où nous l'avons rencontré dans notre institution, il le portait encore. Au moment où il nous quittait pour son grand départ, il le portait toujours. Membre de la génération M'bédié, il a subi toutes les étapes prescrites pour la formation des hommes et des femmes. Adioukrou, il parlait le français, le latin, le grec; il lisait l'anglais, mais parlait surtout sa langue maternelle avec une grande maîtrise. Il était convaincu que l'abdication linguistique menait à la défaite culturelle, à la régression économique et à la soumission politique. Mais il savait aussi et il a enseigné que l'identité n'est pas quête de l'identique; elle exige seulement de changer tout en restant soi-même afin d'affronter chaque nouveau défi de son histoire. Il savait également que l'identité, celle qui est progressive et assistée à la modernité mondiale, permet d'aller vers les autres dans la confiance pour la réalisation de la fraternité humaine. Une nation qui renie son passé et sa culture crée sa propre fragilité. Un peuple qui se renie s'affaiblit dans un monde de compétition où chacun se réclame de ses ancêtres pour assurer sa place et sa dignité.

Comment ne pas alors évoquer sa fidélité en ses engagements militants grâce auxquels il a traversé la fin de la colonisation, le parti unique, les ambiguïtés et difficultés du multipartisme et de la refondation? Pour lui, les repères et les bornes n'ont pas vocation à changer de position. Ce serait la perte des hommes en quête à la fois de sens et d'orientation. Ce qui est une grande leçon pour nous les vivants. Comment ne pas recommander son sens de l'amitié dans une société menacée par les déchirures et les déchirements parfois dérisoires, sinon souvent au regard des grands défis qui sont les nôtres ? Une amitié de plusieurs décennies l'a uni à plusieurs d'entre nous aussi bien dans l'université que dans la politique et la vie sociale. Certains de ses amis sont ici Kotchy Barthélemy, Wondji Christophe, Bernard Dadié, Gnagni Angaté, Samba Diarra, Séry Gnoléba, Oulaté Maurice, pour ne citer que ceux-là.

L'amitié est une valeur qui honore l'Homme, préserve la nation et la consolide. L'amitié vraie. Celle qui ne s'alimente d'aucune hypocrisie. Il ne pouvait pas en être autrement. Le temps de la lutte et sa fin ne sont pas le désordre éthique, social, mais l'avènement d'un autre ordre, plus juste, plus humain et plus fraternel. C'est la raison pour laquelle il a décidé de soutenir la Guinée dans sa libération du joug colonial. C'est la cause de son engagement contre toutes les formes d'injustice et de domination qu'il a appelé lui-même ordre des choses inacceptables. C'est la motivation qui l'a assurément conduit à consacrer son temps et son énergie d'intellectuel ainsi internationalement reconnu à l'étude de l'esclavage dans les sociétés lignagères des forêts ivoiriennes. Parlant de la pertinence de ce thème, un de ses disciples, le professeur Séri Bailly, dans une conférence prononcée au CERAC sur L'esclavage et Droits de l'Homme dans les ?uvres de Memel-Fotê a dit ceci, et je cite : Sur le plan politique, l'esclavage touche à la racine même de la démocratie. Comment en effet enraciner la démocratie quand survivent certaines mentalités aristocratiques et quand la liberté est prête elle-même à se mettre en berne dans les fers ? Un proverbe russe récent dit :Le silence s'achète. Si on achète, c'est qu'on vend. N'est-ce pas dans l'esclavage que les victimes se vendent elles-mêmes.

On comprend ainsi pourquoi Memel-Fotê, s'est intéressé à la question du genre, une partie de l'humanité, celle des femmes se trouvant brimée. On voit pourquoi il avait de la sympathie pour l'émancipation des jeunes dont la vocation est de revivifier le monde en le sortant du ronronnement des sentiers battus. Et se battre sans compromission pour préserver les champs du futur, dans le respect de la vie humaine et du droit.

Dans la Côte d'Ivoire du multipartisme, Harris Memel-Fotê a choisi de militer au Front populaire ivoirien. Sa présence y a été remarquée par son attachement aux valeurs de cohérence, de fidélité à soi, de rationalité et d'objectivité. Il a ?uvré en tant que président du Comité de Contrôle de 1994 à 2000. Il a enraciné l'esprit démocratique dans son parti afin de mieux le disposer à travailler à la démocratisation continue de l'ensemble de la société. Cet engagement sans ambiguïté en faveur d'une partie de la Nation ne s'est pas opéré contre la totalité de la Nation. Bien au contraire. Pour lui, la contradiction n'exclut pas l'unité. Harris Memel-Fotê nous invite chacun à être soi, mais avec les autres et pour les autres par-delà les ethnies, les partis politiques, les religions et les langues. L'unité a des exigences dont la moindre n'est pas celle qu'il a appelé lui-même éthique de la parole. Celle-ci doit nous conduire à faire attention à nos propos, car la parole peut diviser et même tuer. Nous devons êtres cohérents, car on ne peut vouloir le changement et le statu quo en même temps. La paix et la guerre en même temps.


Propos recueilis par Delon's Zadé

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