jeudi 6 novembre 2008 par Le Temps

A l`université Charles-Louis de Montesquieu d`Abidjan, où il est à la fois Fondateur et Recteur, le professeur Urbain Amoa ne chôme pas. Les incessantes visites des têtes couronnées et ses nombreuses occupations de chercheur ne l`ont guère empêché de nous recevoir. Discret et jovial, ce " grand intellectuel " s`est ouvert à Le Temps. Entretien.

Quel sens donnez-vous à la royauté et à la chefferie, deux valeurs ancestrales auxquelles vous vous intéressez tant ?
Je m`intéresse en réalité aux questions qui constituent le socle de notre existence, c`est-à-dire la culture. M`intéressant à la chefferie, mon but est de pouvoir permettre aux générations actuelles et futures de voir quels étaient les modes de gouvernance en Afrique ancienne. Mais également d`apprécier les mécanismes de gestion à l`intérieur de ces modes de gouvernance. Toucher donc la question de la chefferie, c`est prendre en compte tout l`environnement socioculturel, sociopolitique. Cela veut dire, qu`on ne peut pas ne pas interroger l`Afrique ancienne pour voir comment elle était gérée. Et on découvrira par exemple que selon les générations, selon les peuples, les modes de gouvernance varient. Il y a des gouvernances par générations, par classes d`âge, il y en a par organisations socioculturelles, sociopolitiques. Donc évoquant le même sujet de la chefferie, on aborde celle des pratiques religieuses, des spiritualités africaines ainsi que le mode de développement économique de ces peuples. Du coup, la chefferie apparaît comme une question fondamentale dans tout le système d`organisation sociale en Afrique. Mon but donc, c`est d`amener les générations montantes, de nous amener nous-mêmes, à mieux nous connaître et avoir foi en nous et de savoir que ce qui vient d`ailleurs n`est pas forcément plus beau que ce que nous avons.
Entre les civilisations africaines et celles de l`Occident, il y a comme un rapport de domination, de sorte que les nôtres sont très souvent foulées aux pieds. Cela ne pose-t-il pas de problème au niveau de votre démarche ?
Justement. Lorsqu`on interroge les autorités, il faut remonter à l`origine des temps. Donc la première étape, c`est d`aller dans l`antiquité, donc d`aller aux origines. Chemin faisant, on arrive à des étapes de fracture de rencontres par rapport aux mouvements migratoires ou par rapport aux mutations sociales. Dans le cas d`espèce, la rencontre avec la colonisation a donné bien à une fracture sociale qui est allée plus loin, jusqu`à un martèlement psychologique. C`est-à-dire que " je " a été perçu par " Je " lui-même, comme n`étant pas par le fait du regard du colonisateur. Bien évidement, il faut pouvoir s`arrêter un moment, voir ce qu`il y a eu réellement ou ce qu`il y aurait eu de bon et de négatif. Dans le cas d`espèce, il faut admettre que toute rencontre d`une personne avec une autre, est une rencontre susceptible d`apporter du positif et du négatif. Avec l`administration coloniale, le nègre a fini par se nier, ne s`étant pas suffisamment connu. On est passé d`une étape où certains n`ont jamais connu cette Afrique-là. Il s`agit d`aller à la découverte de ce continent tel qu`il était avec ses affres et ses délices. De pouvoir avoir un esprit de discernement pour aller vers une Afrique qui puisse se prendre en charge sans baigner dans des jérémiades idylliques.
Peut-on parler d`opposition entre les modes d`alternance dans le système à royauté et celles des Républiques modernes ?
Non. Poser le problème de l`alternance suppose que l`on pose un problème de changement d`une espèce ou d`un élément à un autre, à l`intérieur d`un même environnement. Cette logique nous rappelle, justement la logique mathématique des angles alterne interne qui sont à l`intérieur de deux droites, dans l`un et l`autre, à un ou l`autre côté d`une sécante. Cela veut dire que nous baignons dans une même logique interne. Mais que si A est au pouvoir aujourd`hui, à la fin de son mandat, B peut venir au pouvoir. Cette logique est observée dans les systèmes à royauté ; puisqu`il est à l`intérieur des familles régnantes, une logique d`alternance. Ce qui peut être reproché, c`est la durée de gérance ou de gestion de l`autorité.
C`est-à-dire ?
Dans l`un des cas, on dira gère à vie? et dans l`autre, gère tous les 15 ans selon les générations?. Ceux qui disent, gèrent tous les 15 ans, c`est que la génération se renouvelle au bout de cette période. Ceux qui disent, gère par alternance, soutiennent que de toutes les façons, dans la mesure où chaque grande famille propose un grand conseiller pour le roi, la République qui est l`Etat-village, l`Etat-région ou l`Etat-tribu, survit. Je veux dire, le roi gouverne mais peut-être, ne règne pas. Le règne étant assuré par un collège. Nous voyons la même chose, aujourd`hui.
Dans tous les cas, on ne va pas aux élections pour désigner un roi. Dès lors, ce mode d`alternance se trouve aux antipodes des normes démocratiques qu`imposent les temps modernes ?
Qu`est-ce que vous appelez démocratie ? La démocratie, c`est le gouvernement du peuple par le peuple. C`est ainsi qu`elle se définit de façon primaire et élémentaire. Alors je vous donne un exemple : si vous prenez le cas d`un pays ayant dix habitants. En partant du principe qu`au recensement, on a sept personnes pour trois candidats. Aux suffrages exprimés, vous n`avez que cinq personnes. La première a trois voix et les deux autres ont chacune, une voix. Trois sur dix, vous ne pouvez gouverner personne, en réalité. Parce que n`ayant pas obtenu la majorité absolue. Et comme vous ne gouvernez personne, alors, ceux qui n`ont pu être élus et qui ne se reconnaissent pas en vous, s`organisent en ce qu`on appelle la démocratie moderne pour aller vers une opposition qui devient plus forte et qui met à mal votre autorité. C`est ce qu`on voit dans nos Etats actuels. Donc, comme ce n`est pas reconnu officiellement et comme celui qui est au pouvoir dispose d`appareils de répression, alors il s`en sert. Et pour échapper à cela, on rentre en rébellion jusqu`à ce qu`on fasse tomber celui qui est au pouvoir. Telle est la logique malheureuse à laquelle on assiste, aujourd`hui. L`Afrique ancienne vous dira, nous vivons dans un même espace. Par alternance, les deux fils du chef qui se sont bagarrés à un moment donné, ont créé une division. Etant des familles régnantes, si la famille A, comme les républicains, règne pendant un certain temps, au décès de celui qui était au pouvoir, c`est la famille B qui prend la relève. Mais pendant que A était au pouvoir, toutes les familles ont envoyé leurs représentants appelés grands conseillers qui tiennent leur pouvoir du peuple ; car en fait, aucune décision à la cour royale. Le mouvement de décision est rythmé par un va-et-vient permanent. Vous ne pensez pas que ce soit démocratique, tout ça ? Mais en fait, nous avons connu l`Afrique à travers le regard de celui qui nous a imposé une nouvelle école. Ou du moins, une école nouvelle. Nous n`avons pas eu le temps de conceptualiser, et c`est ce qui fonde ma détermination à interroger l`Afrique.
Avez-vous donc des regrets par rapport à cet état de fait?
Aucun regret. J`ai dit qu`il ne fallait pas voir l`Afrique de façon idyllique. C`est-à-dire que tout n`était pas beau en Afrique. Le seul regret provient du fait d`exercer sur moi, la pression qui convient pour que j`aille chercher comme je suis en train de le faire maintenant, ce qu`il faut mettre au service des communautés et des générations futures. Tel est mon engagement.
Vous considérez-vous comme un défenseur des valeurs traditionnelles africaines ?
Je suis un défenseur de nos valeurs ancestrales et je me sens bien dans ma peau. En tant que personne, je me sens bien parce que j`essaie autant que faire ce peut, être en harmonie avec mes propres convictions. Le jour où je me suis senti mal dans ma peau, c`est lorsqu`au début, j`ai réalisé que la France était impliquée dans la crise ivoirienne. J`étais alors vice-président de la Fédération mondiale des Professeurs de Français. J`en suis sorti immédiatement en donnant ma démission.
Alliance interethnique et parenté à plaisanterie sont certes deux notions s?urs, mais distinctes. Qu`est-ce qui les différencie ?

Oui, ça fait deux notions distinctes. Parentés à plaisanteries, il peut s`agir des parents sur le plan onomastique. Alliances interethniques, c`est la relation d`un peuple à un autre ou d`une ethnie à une autre, par le jeu d`une convention sociale pré-établie. L`histoire indique que certains peuples dans leur marche migratoire, ont été en certains endroits, en conflit avec d`autres. Ils ont été sauvés par d`autres, qui, par ce fait, sont devenus leurs alliés de protection et d`action. Dans d`autres cas, quand un incident s`est produit, un peuple est venu aider ou alors, on est allé chercher un autre peuple en renfort pour venir combattre. On est donc des alliés, c`est-à-dire qu`on se soude par un pacte réel ou irréel, un pacte visible de sang ou de toute autre chose qui fait qu`on se reconnaît comme frères.
Quel a été l`apport des chefs et rois dans le sens du règlement de la crise que connaît la Côte d`Ivoire ?
D`abord les vrais chefs qui sont intervenus dans ce processus de sortie de crise ne vous le diront jamais. Parce que l`univers de la chefferie, c`est l`univers de la haute discrétion et de la finesse. Si vous voyez des chefs en train de proclamer qu`ils ont fait le tour du monde pour apporter tels ou tels conseils, méfiez-vous de ces chefs qui s`autoproclament et qui sont en quête de triomphalisme. Les vrais chefs dans nos cultures, interviennent dans la " case", observent les mouvements évoluer, interviennent rarement sur la place publique. Ils aident à tout moment, à reculer pour aller vers la concertation et la recherche du consensus. Dans le cas de la crise ivoirienne, ils sont intervenus discrètement, en plusieurs circonstances. Je ne saurais vous en donner les détails, puisque je ne suis pas membre de leur délégation. Je ne suis qu`un chercheur sur leurs pratiques.
Et si l`on vous demandait, vous-même, votre partition dans la lutte pour la résistance et la défense des Institutions de la République?
J`ai commencé la guerre. Et je l`ai démarrée de manière très fracassante quand j`ai su dès les premiers moments, à partir de Paris, que la France était impliquée dans le conflit ivoirien. J`ai claqué la porte et donné ma démission au niveau de la Fédération internationale des Professeurs de Français (FIPF). J`ai claqué la porte et pris position contre M. Renaud Vignal, alors ambassadeur de France en Côte d`Ivoire. Mes écrits, vous les avez certainement. C`est une position en laquelle j`ai cru et j`avais le choix entre continuer de bénéficier de billets d`avion pour aller à Paris et revenir et donner ma démission pour soutenir l`action politique de mon pays.
J`avais le choix également entre aller militer dans un parti politique pour y prendre position et ouvrir une université qui est une institution académique. J`ai préféré créer une Institution académique pour faire de la recherche, en vue d`un équilibre durable sur toutes les questions qui se posent à nous, telles que les modes de gouvernance, les alliances interethniques en tant que mécanisme ou instrument de réconciliation. C`est un choix. La politique, qu`est-ce que c`est ? C`est la manière d`être et de faire par rapport à un environnement et à un conteste donnés.
Après votre sortie de la FIPF, la lutte contre l`impérialisme français a continué. Six ans après, quel regard jetez-vous sur le processus de sortie de crise ?
Je ne crois pas que nous ayons eu ce que, peut-être, nous attendions d`une révolution interne. Six ans après, quel regard ? On pourrait dire de prime à bord, qu`un sentiment de sursaut national a pu s`élever par le fait de la reconnaissance des ivoiriens en leur âme d`ivoiriens. Et que Secundo, malheureusement cette reconnaissance et l`affirmation de soi en Côte d`Ivoire, qui a été appelée ivoirité, a été dévoyée pour devenir " ivoiritue ". C`est-à-dire, tout ce qui peut entraîner le négatif dans l`emploi du mot. Je pourrais aussi dire que, ce que nous avons cru simple, ce que nous avons cru voir quand on allait être au pouvoir, n`est pas ce que nous voyons, qui est peut-être même pire que ce que nous avons combattus au temps où tous, nous étions dans l`opposition. Qu`en fait, on assiste plus à une politique de " ôtes-toi que je m`y mette " qu`à une politique de développement durable. C`est le peuple qui souffre pendant que chacun roule dans sa voiture rutilante et que certains continuent d`être riches. Crise ou pas, la guerre des nerfs nous interpelle. Pour vous dire que fondamentalement, je ne vois pas ce que la rébellion a apporté, et aux ivoiriens et aux rebelles eux-mêmes, en dehors de quelques uns devenus leaders. Et je ne sais pas non plus, ce que cela a apporté à des régions comme celles d`Odiénné, Samatiguila, Bouna que nous avons connues et aimées. Des régions qu`on avait du plaisir à visiter. J`ai eu mal au c?ur quand j`ai vu ces endroits après la guerre. Cette situation nous a apporté de reculer. Est-ce que pour pouvoir me mettre à la place de l`autre pour développer le pays j`ai besoin de le détruire ? Ça n`a rien apporté, en réalité, à la Côte d`Ivoire.
Sauf de l`argent, du matériel et autres, à des individus.
Parlant du régime au pouvoir, n`avez-vous pas le sentiment comme d`autres Ivoiriens, qu`il a été freiné dans son ardeur par cette crise ?
Il n`y aura jamais un gouvernement qui sera libre, aucun. Ni par le système traditionnel, ni par le système moderne. Dès que vous décidez d`être au pouvoir, cela veut dire que vous devez affronter les adversités de tous genres et trouver des modes de gouvernance intelligentes et intelligibles susceptibles de vous permettre de réaliser votre programme. Personne ne laissera personne gouverner, puisque le positionnement est envié par tous ceux qu`il gouverne. Donc c`est même un faux-fuyant de dire que la rébellion n`a pas permis que la Refondation se mette en place. Le FPI n`avait cessé de gêner le régime PDCI d`Houphouët-Boigny, que je n`aime pas particulièrement, dans l`application de son programme. On a vu M. Gbagbo Laurent, un pied sur l`autre, au salon de M. Houphouët ou de M. Bédié. Donc ce n`est pas là l`objet. Personne ne laissera Gbagbo, Alassane, Bédié gouverner. C`est l`intelligence de Gbagbo et de son équipe, c`est la concertation et le consensus de l`ensemble des fils de ce pays qui permettront au gouvernement qui sera mis en place un jour, d`aller de l`avant. Même après les élections, celui qui aura gagné, ne devrait pas s`imaginer que les autres dormiront,en disant qu`il est beau et bon et qu`on le laisse gouverner. Dans cet univers, la logique est celle d`un combat perpétuel. Ce n`est pas d`attendre ou de dire aimez-moi, soyez tranquilles pour que je gouverne. Laurent Gbagbo n`a jamais accepté ça de personne, donc il ne faudrait pas qu`il s`y attendre des autres.
De bonne mémoire, on vous savait membre de la direction du Parti ivoirien des Travailleurs (PIT) ; parti avec lequel vous êtes aujourd`hui, en rupture de banc. Pourquoi avez-vous quitté le PIT ?
Je le dis souvent. Au virage des années de développement du multipartisme, j`ai cru, comme tous ceux de ma génération, en la renaissance de la Côte d`Ivoire, par le fait d`une appartenance à une famille politique. A cette époque, j`ai estimé que le PIT convenait le mieux à ma vision. J`y ai pris des responsabilités. J`ai été secrétaire à l`organisation et à la mobilisation et membre du Conseil exécutif national. Je suis inscrit dans ce parti, mais vous savez, une chose est d`être inscrit, une autre est d`être un militant. Je crois fondamentalement que ce qui va me permettre de transformer la Côte d`Ivoire, ce n`est pas le PIT.
C`est plutôt la puissance des recherches que je fais. Je respecte tout de même mes camarades qui y sont, tout comme je respecte mes amis qui sont au FPI et au PDCI. Je ne me débats pas particulièrement pour aller militer au PIT.
Vous êtes donc déçu
Si les recherches que je fais aujourd`hui, sur la chefferie, les alliances interethniques, les modes de gouvernance, tout ce que je fais était logé dans un parti politique, il aurait été combattu. Aujourd`hui, je suis beaucoup sollicité par plusieurs structures sans coloration, pour parler des ?uvres et des produits de mes recherches. Ce n`est donc pas une déception.
Au stade actuel, quel bilan faites-vous de vos activités ?
Au plus fort de la crise, mon objectif était de voir, avec mon équipe, s`il y avait ou pas, un mode de gouvernance en Afrique et comment ça fonctionnait. Aujourd`hui, nous sommes à plusieurs Tomes de nos réflexions sur la chefferie et le mode de gouvernance en Afrique. Nous allons jusqu`à 10 tomes pour produire une encyclopédie sur les royaumes et civilisations en Afrique. Ces tomes existent comme document. Nous produisons la carte des alliances interethniques. Aujourd`hui, également, mon université a mis en place une carte de méta communication en Afrique ancienne. C`est fonctionnel, c`est exploitable. Je puis dire qu`à ce stade de mes recherches, je souhaite tout simplement que les petits produits ainsi mis à la disposition de la population, soient réinvestis pour que nous allions vers une exploitation à grand tirage. Le bilan est positif, il faut souhaiter que de plus en plus, des structures croient en nous, qu`il y ait des financements, des apports extérieurs. Qu`il y ait ce bouillon, ce cocktail des idées pour que nous puissions valoriser la culture traditionnelle africaine. Tel est mon souhait.
Interview réalisée par
Théodore Tomin

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