mercredi 5 novembre 2008 par Fraternité Matin

Dr. Traoré Bakary, consultant en droit des affaires et fiscalité, membre fondateur de la société savante?, fait ici une analyse de l'actualité et se prononce sur la compétitivité de notre économie.
Quel commentaire faites-vous de la crise financière mondiale et son impact éventuel sur notre économie ?
J'aborderai la question sous l'angle du fiscaliste que je suis. Il n'y a pas longtemps, des experts déclaraient sur des chaînes de radio étrangères que cette crise allait avoir forcément un impact sur l'Afrique. Il faut donc s'y attendre, peut-être pas à court terme, mais à moyen ou long terme. Simplement parce que nos pays exportent très souvent des matières premières dont les cours font l'objet de spéculation. Or, la crise est une crise de la bulle spéculative. C'est-à-dire de l'économie spéculative qui est différente de l'économie réelle qui est basée sur les transactions de biens réels, de biens matériels. A ce titre, nous allons avoir des effets.
Vous me demandez comment nous pouvons les limiter ? Eh bien, il a été dit que grâce à nos politiques d'intégration, nous allons pouvoir amortir le choc. Deuxième élément, si nous dépensons efficacement au niveau de nos Etats, cela pourra permettre aussi d'amortir les effets. En tout état de cause, nous appartenons aujourd'hui à une économie globalisée et il est évident qu'on ne peut pas penser qu'il n'y aura aucun effet sur nos économies.
Vous venez de dire qu'avec une bonne gestion, nous allons pouvoir limiter les effets de la crise financière. A quoi faites-vous allusion concrètement ?
Depuis quelques années, il y a un certain nombre d'efforts qui sont faits par exemple en Côte d'Ivoire par le ministère de l'Economie et des Finances, et d'autres ministères, en matière de gouvernance pour prendre des précautions en vue d'une bonne gouvernance. Dans ce cadre, des procédures ont été mises en place pour rendre plus efficaces les dépenses et surtout les engager là où elles sont utiles. C'est par autant d'actions qu'on peut réussir à dépenser efficacement, c'est-à-dire dépenser juste et moins. Dans cet objectif, le ministère de l'Economie et des Finances va bientôt expérimenter ce qu'on appelle les contrats d'objectifs et les conventions de performance à travers les sociétés d'Etat et les entreprises à participation financière publique.
Que pensez-vous de la politique fiscale en Côte d'Ivoire ?
Vous me posez une question sur la politique fiscale. Le même ministère, a récemment, à travers un séminaire, essayé de mettre en place des modalités visant à identifier et augmenter les recettes non fiscales. En matière d'impôts, certains spécialistes vous diront que quand un pays n'est pas suffisamment riche, et qu'il n'y a pas de croissance, il est difficile de parler de politique fiscale dans la mesure où l'impôt, de façon simplifiée, est le transfert d'une partie du patrimoine du privé vers le public. Il faut donc que le privé en ait suffisamment pour que le transfert soit possible. C'est pour cela que le taux de croissance est important pour les recettes fiscales.
Parlant de recettes fiscales, le pays a engagé des réformes, mais les opérateurs trouvent la fiscalité encore lourde
Je ne peux pas dire qu'ils ont raison ou tort. Par contre, il faut faire une distinction très nette entre la charge fiscale que supporte une entité économique (une entreprise) et le taux de pression fiscale dans l'économie. L'Uemoa a mis en place une directive selon laquelle le taux de pression fiscale ne doit pas être en-dessous de 17%. Ce taux est le rapport entre l'ensemble des prélèvements fiscaux, je dirais même obligatoires, sur le produit intérieur brut. L'Uemoa a pris cette directive pour contenir la concurrence fiscale entre les Etats. Si chaque pays devait faire ses réformes comme il le veut, cela deviendrait un peu anarchique et chacun y perdrait des recettes. En plus, cela serait contraire aux objectifs de l'intégration. Lorsqu'on fait la comparaison avec d'autres Etats, on se rend compte que finalement, la pression fiscale en Côte d'Ivoire n'est pas forte. L'Etat a mis en place un certain nombre d'avantages fiscaux que les opérateurs économiques n'exploitent pas suffisamment. Et quelques fois, il leur arrive de payer plus là où ils devraient payer moins. Un exemple simple : vous avez quelqu'un qui a des locaux d'exploitation et à un moment donné, il n'en utilise plus une partie parce que le niveau de son activité a baissé. Lorsqu'il doit déterminer sa patente par exemple, s'il ne tient pas compte de cet état de fait, il va de soi qu'il paiera plus cher. Il n'y a pas toujours une gestion optimale des questions fiscales au niveau des entreprises. Les gens se polarisent sur le calcul des impôts à la fin de la période et vont les déposer, sans faire d'analyses détaillées des situations et des chiffres qu'ils utilisent. Ce qui engendre d'autres problèmes en cas de contrôle fiscal. Globalement, on peut dire qu'au niveau mondial, nous sommes bien positionnés en matière fiscale. Les opérateurs économiques doivent donc bien se renseigner pour savoir les avantages dont ils pourraient bénéficier. Tout ceci pour dire que la pression fiscale n'est pas forte en Côte d'Ivoire comparé à d'autres pays d'Afrique, notamment de la sous-région et de l'Afrique centrale. Ces dernières années, on a réduit le taux du Bic (Bénéfice industriel et commercial) à 25% (contre 35%) et même à 20% pour les Pme. précédemment. On a réduit aussi l'assiette de la patente et celle de l'impôt foncier pour les entreprises industrielles. Ce sont autant d'éléments qui ont fait baisser la charge fiscale qui pèse sur les entreprises.
L'Etat l'a fait pour améliorer la capacité d'auto financement des entreprises, dans la mesure où nous sommes dans une économie en crise et qu'il n'est pas évident pour les entreprises de trouver des financements auprès du système bancaire. L'Etat de Côte d'Ivoire a donc fait beaucoup d'efforts pour la relance des activités économiques.
N'y a-t-il pas possibilité de revoir cette fiscalité, à l'instar de l'Ile Maurice classée première dans le cadre du doing business avec son taux unique de 15% à tous les niveaux ?
Il convient de ne pas oublier la question de la zone franche. Il est démontré, à travers toutes les études, que les pays au sud du Sahara se sont intéressés très tard à cette question de zone franche. Tout simplement parce que pendant longtemps nous avons exporté à l'état brut nos matières premières; alors que dans d'autres régions du monde, notamment en Asie et en Afrique du nord, ils se sont intéressés très tôt à ces questions pour mieux participer aux échanges des produits transformés dans le commerce mondial. Nous avons maintenant commencé à nous y intéresser à travers la zone de biotechnologies de Grand-Bassam, par exemple. D'autres zones pourraient être créées au fur et à mesure pour renforcer la compétitivité de notre économie à l'exportation. C'est depuis 1974 seulement que les pays de la zone Uemoa ont commencé à s'intéresser aux zones franches. Ne perdons pas de vue que dans le doing business, on parle du cadre global des affaires. La fiscalité en soi ne constitue pas un problème. Le seul problème qui y est souvent soulevé est relatif aux contrôles fiscaux. Là aussi, les règles ne sont pas du tout connues. Chacun se dit spécialiste de droit fiscal là où il faut faire appel à un fiscaliste. Ceci est un gros problème. Il faut que les hommes d'affaires aient le réflexe de s'adresser aux spécialistes du droit et de la fiscalité.
Il y a donc une carence de nos hommes d'affaires ?
Je ne dis pas cela, je dis simplement qu'en Afrique, on pense qu'on peut régler ses problèmes juridiques et fiscaux sans s'adresser à des spécialistes. Alors que toutes ces compétences existent. Le recours à ceux-ci peut permettre de faire des économies et de prévenir les risques. D'ailleurs, la gouvernance des entreprises exige le respect de la loi et la norme ISO 26000 qui est en construction depuis quelques années retient cela comme un premier principe de gouvernance. Par conséquent, toutes les évaluations de la gouvernance des entreprises vont se faire en tenant compte du respect de la loi.
Vous avez créé une association de finances publiques et de fiscalité. A quoi cela répond-il ?
Nous avons effectivement créé une association de finances publiques et de fiscalité que nous avons appelée Societe savante. Elle regroupe à la fois des membres qui sont en Côte d'Ivoire mais aussi dans d'autres pays, dont certains Africains qui enseignent à la Sorbonne en France. L'idée est de faire en sorte que nous ayons une plate-forme d'échanges autour des questions fiscales concernant l'Afrique. La politique fiscale est très importante aujourd'hui pour tous les pays africains engagés dans un processus d'intégration, avec des politiques d'harmonisation fiscale. Il y a donc des réflexions à mener à ce niveau pour voir dans quelle mesure il faut harmoniser ou non; et comment il faut le faire dans le détail. Parce que dans le détail justement, l'harmonisation devient difficile pour chaque pays dans la phase d'application. On peut prendre l'exemple de la TVA. A un seul taux, les bailleurs de fonds estiment que c'est plus facile à gérer administrativement. Mais, on voit que cela peut poser un problème social. S'il y a donc d'autres possibilités de réflexion pour accompagner les changements, ce serait bien.
Qu'avez-vous déjà posé comme acte en matière de réflexion sur la fiscalité?
L'association a été créée il y a seulement quelques mois. Les formalités de reconnaissance sont en cours. Mais entre-temps, nous avons quasiment fini de concevoir notre site Internet qui sera présenté très bientôt et sur lequel il y aura des articles à caractère scientifique des différents membres. Il y aura aussi d'autres types d'informations pour que ceux qui s'intéressent à la fiscalité africaine puissent trouver une source de documentation. Par ailleurs, nous sommes en train de travailler à l'organisation d'un colloque sur l'harmonisation des politiques fiscales en Afrique. Initialement prévu pour octobre-novembre 2008, le calendrier électoral national nous avait contraint à le reporter. Maintenant, on est en train de réfléchir à d'autres dates et faire en sorte que les zones Uemoa et Cemac y participent. Ce sera l'occasion de faire l'état des lieux, et voir quelles sont les possibilités d'amélioration et d'ouverture pour l'avenir.
Vous ambitionnez par ailleurs de parvenir à la certification des professionnels de la fiscalité
Je voudrais préciser que j'ai eu la chance d'accompagner les qualiticiens depuis près de vingt ans. J'ai notamment accompagné la création de Codinorm (Côte d'Ivoire Normalisation) en préparant les textes qui sont en vigueur aujourd'hui en matière de qualité et de normalisation en Côte d'Ivoire. J'ai fait également des textes pour l'Uemoa. Pour revenir à la question de la certification, je voudrais partir du constat que nous avons fait et qui n'est pas valable seulement pour les fiscalistes et les juristes. Dans les grands pays, tous les professionnels ont obligation de participer à des séminaires de formation chaque année. Ici, très souvent, en dehors des médecins, des experts-comptables et de quelques autres professions, lorsque nous sortons des universités, la formation post-universitaire n'est pas évidente. Aussi,, à un moment donné, il devient difficile, en terme de qualité des connaissances et des compétences d'être compétitif. Nous souhaitons donc donner l'occasion à ceux qui le veulent, de participer à des séances de formation post-universitaires. Pour que, à travers elles, nous puissions certifier que ces gens sont compétents en matière fiscale. Ou encore qu'ils le sont dans telle ou telle spécialité de la fiscalité. Prenons par exemple la question du prix des transferts. On pourrait être fiscaliste sans la connaître. Parce que c'est une question complexe comme d'ailleurs la fiscalité elle-même. Elle est transversale et touche à la fois au droit, à la comptabilité, à l'analyse financière et même à l'économie. Pour le contrôle des prix de transfert, ce ne sont plus les écritures comptables qui vont être déterminantes mais plutôt des considérations purement économiques. Le concept de certification s'applique aux produits, à des systèmes, et des compétences de professionnels. Il est basé dans ce cas sur un référentiel de compétences que nous allons mettre en place. Et ce sera sur cette base que nous allons certifier les compétences.
La Côte d'Ivoire sort progressivement de la crise. Que proposez-vous en terme de fiscalité ou de finance pour renouer avec la croissance durable?
Il y a un certain nombre d'actions qui sont en cours. Le ministère du Plan et du Développement a élaboré un programme de stratégie de lutte contre la pauvreté (DSRP) ou de création de richesses. Il existe aussi le programme d'insertion des jeunes financé par la France. Beaucoup d'actions sont en cours pour favoriser la création de richesses. Aujourd'hui, tout ce qui a été pris comme mesures dans le domaine fiscal est de nature à favoriser l'investissement. Maintenant, par rapport à certains projets spécifiques comme l'insertion des jeunes, des mesures d'ordre fiscal peuvent être prises pour les accompagner. Je peux vous le dire, sans langue de bois, que ce qui a été fait en Côte d'Ivoire dans le domaine fiscal est inédit. Je continue de travailler avec plusieurs pays et la comparaison me permet de dire qu'un effort important a été fait par les autorités ivoiriennes. Bien sûr que tout système peut être critiqué sur tel ou tel point, rien n'étant parfait. C'est pourquoi nous continuons à réfléchir, dans le cadre de différentes commissions pour proposer, en relation avec les décideurs, les mesures supplémentaires nécessaires et appropriées.
Est-il possible de se baser sur la taxe Tobin pour faire jouer à la fiscalité un rôle déterminant dans la gestion d'une crise financière?
Face à la crise financière qui prévaut, on pourrait se demander ce que peut apporter la fiscalité. Eh bien, rappelons-nous la taxe Tobin dont on parle depuis 1972, du nom d'un économiste américain. Elle n'a jamais pu être mise en place pourtant, chaque fois que survient une grave crise, tout le monde y pense. Il s'agit d'imposer les transactions de change. En 1995, il y en avait déjà 1300 milliards de dollars par jour. Alors qu'à cette même date, les transactions de biens matériels, c'est-à-dire l'économie réelle était 4300 milliards seulement. Ainsi une taxation de ces transactions de change diminuerait ce flux financier et permettrait aux gouvernements de mieux mettre en ?uvre leur politique macro économique. Malgré l'adhésion de plusieurs personnalités du monde entier et aussi de certains pays qui comptent aujourd'hui, à un système d'imposition des transactions financières internationales, la taxe n'a jamais pu être mise en place. La taxation des billets d'avion est une solution intermédiaire à cette proposition de Tobin. Il est prévu que les produits de cette taxe Tobin servent à résoudre des questions relatives à l'environnement, à la lutte contre la pauvreté et les grandes pandémies, etc. à travers le monde entier. L'économiste Tobin proposait que les institutions de Bretton Woods gèrent l produits et que la part des ressources mobilisées dans les pays développés soit affectée aux actions que je viens d'énumérer, tandis que les pays en voie de développement garderaient le produit de leurs prélèvements. Aujourd'hui, de plus en plus, certains experts pensent que la taxe Tobin pourrait être la clé pour prévenir d'autres crises financières. Mais reconnaissons que vouloir imposer les transactions financières internationales relève, pour le moment, du rêve. Attendons cependant les décisions du sommet mondial du 15 novembre à Washington.

Interview réalisée par
Gooré Bi Hué

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