mercredi 13 août 2008 par Notre Voie

A mon ami et frère Harris Mémel Fotê,
Quelle gageure de parler de cet immense professeur tant sa stature impose que je laisse cela aux initiés. Mais Memel, tu es mon ami; et je voudrais parler de l'ami, de mon ami.
Tout est parti de l'Association des étudiants ivoiriens de France logés place d'Italie dans la maison que leur avait offerte gouvernement. Tu en étais le premier responsable et moi, le délégué social. Je me targue alors d'être de ceux qui firent escale dans ta vie et à qui tu as bien voulu transmettre l'objet de ta passion avec l'éloquence muette de la fourmi qui s'extériorise par l'action.
Aujourd'hui, c'est l'heure. Hélas! Pour toi le temps a ainsi fini de dire son rosaire malgré ce souvenir d'outre-mer qui me vient. L'espoir a donc échoué comme les écumes amères au coin des paupières de tous tes compagnons d'hier. Seigneur, qu'elles sont petites, les mains des humains, au collet de la mort! Alors frère Mémel, écoute pour une dernière fois l'écho atrocement étranglé de mon au revoir.
Décembre 1959. J'avais terminé mes études. Il fallait rentrer. C'était avec plaisir car j'avais commencé à avoir un coup...de France. Tu m'avais empli de chaleur africaine avec la fête que tu organisas pour moi. Déjà, le vent de la libération totale de l'Afrique soufflait. Nous entrevoyions les chemins fleuris de l'indépendance après que la tunique de dignité et l'idéal de noblesse avaient été froissés par des mains blanches. C'est au son du fameux disque Indépendance cha-cha? que nous dansâmes. A te voir te trémousser et mettre à l'épreuve tes jambes au son de cette mélodie venue des rives libres du fleuve Congo de Patrice Lumumba, je compris ta délirante définition de la danée, c'est-à-dire trébucher sans tomber. A l'occasion, tu brodas également sur le mot indépendance. Tu fus le poète, la noctiluque qui éclaira de sa lyre langagière le chemin de mon retour afin de ne point me bercer de tendre insouciance mais de me battre pour l'éveil de la conscience africaine. Car à défaut de grands actes, la peur fait de nous des lâches. Et le pays, notre pays rêvait de liberté. Lors de cette mémorable improvisation, je pris davantage conscience du flot de nostalgie de mon sang en mal de mère. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement car nous captions depuis les hauteurs de la tour Eiffel la voix du Bélier nous hélant dans les aurores immaculés de Yamoussoukro et celle mélodieuse et tellement chaleureuse du Dopé qui remontait les martyrs décavés. Finalement, comme Ulysse, moi aussi je suis revenu avec comme toison la mémoire sertie de tes recommandations.
Et nous nous sommes mis au service de la nation. Toi, tu l'as en plus élevée, en lui donnant le retentissement intellectuel qui nous fait gloser et nous pâmer de fierté. Mais cher frère, voici que le temps, marque de l'impuissance des hommes, te happe. Et tu es là, devant nous, qui dort. Et nos cceurs sont là, dedans, qui saignent. Mais, pour paraphraser le poète, nous dirons qu'il faut laver la mort. Fascinant personnage, pur ivoirien gouailleur, énigmatique parfois, redoutable dialecticien, inquiétant pour l'adversaire à l'image de l'éléphant, symbole de l'Eburnie, tu nous as enseigné de ne point brûler ce que l'on a adoré et adorer dévotement ce que l'on avait brûlé avec hargne. Tu avais compris très tôt que l'Eburnie, à l'image de l'ar-cen-ciel devait s'embellir de la variété de ses couleurs ethniques pour transformer les cacophonies en parfaite symbiose. Mais voici maintenant qu'il vente sur les rives d'Eburnie au moment où tu t'en vas dans le ventre de la nuit. Quel piètre adieu! Nous sommes à valser de souffrance au rythme cette fois du Cha-cha-cha? endiablé des mitraillettes débiles. Mémel, des messies? ont ensanglanté les draps nuptiaux de l'indépendance. Et l'Eburnie est tissu du chant éventré des pleureuses...
Patriote, patriotard pourquoi pas, traditionnaliste généreux, écoute les tambours du Leboutou qui grelottent. Il n'y a plus d'amour à l'orée du jour; mais le poing, mais les armes, mais les larmes au cceur du pays.
Cher Harris, je ne vais pas t'arroser davantage de cils salés au moment où tu viens de te débarrasser des souillures de la vie terrestre pour te présenter à l'audience du grand maître de l'univers, Dieu! Ainsi soit-il. Les sages disent que l'esprit s'évade du corps. Que le tien nous habite et nous éclaire. Vivifie nous du feu ardent de ton cceur d'amour et d'humilité avec lequel tu as su, en éminent conciliateur, faire s'embrasser les hommes. Je me souviens que lors de la rédaction de notre loi fondamentale, pour la deuxième République, tu nous as fait partager la panoplie des secrets de l'arbre à palabre, cet arbre majestueux qui apaise les débats adultes. Tu as apprivoisé de ta sagesse les clivages et le Capharnüm. Merci de cette leçon.
Te connaissant, tu as certainement imposé à tes admirateurs que quand tu quitteras la terre des hommes, que nul ne pleurât et ne portât ton deuil parce que homme de conviction, tu auras accompli ton devoir les yeux rivés à l'étoile d'espérance qui a commencé à scintiller de jour et de nuit dans le beau ciel de la Côte d'Ivoire en voie de réunification.
Mais Harris parce que tu as servi ton pays, tu auras droit à l'hommage du Leboutou ta terre natale, à l'hommage de la nation et de l'histoire. Harris, tu n'es pas mort. Car tu es rassasié de c?ur et d'esprit. Les pleurs et les laïus doivent donc s'estomper. Cependant, ta générosité d'âme empêchera que ta figure de savant universellement reconnut soit drapée d'ombre. Nul n'a le droit de tourner aussi rapidement la longue page de l'histoire que tu as écrite. Tu as incarné le patriotisme, la patrologie.
Patriotisme, patrologie qu'importe! Le propre des aristocrates du savoir est de jouer sur l'ambivalence et la polyvalence. Pars en paix.
Pour l'éternité.



Maurice Oulaté Ecrivain

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