vendredi 4 juillet 2008 par Fraternité Matin

Dans une cour commune, de l'Avenue 5, Rue 12, d'une ville d'un pays où il y a trop de manipulateurs, quatre couples, en attendant HEREMANKONO (le bonheur qui ne vient pas ; titre de la pièce non éditée de Diégou Bailly), parlent de tout et de rien ; meublent leur ordinaire et dérisoire temps en bavardages utiles et futiles ; en palabres aussi, interminables. Quatre couples, des sortes d'épaves humaines, qui semblent nous plonger dans l'univers de Samuel Beckett, version tropicale (En attendant Godot). Deux épaves humaines, Vladimir et Estragon, attendent un certain Godot qui ne viendra jamais), attendent, puisant dans la solidarité des pauvres, la force de croire et d'espérer que demain le soleil brillera aussi pour eux, quand viendra un sauveur...
Dans cette cour commune, presque toutes les couches sociales défavorisées sont réunies : un symbole de la clochardisation d'une élite, le philosophe fauché, enseignant à l'Université de Tout va bien en rupture de banc qui supporte le tragique vécu se nourrissant de ses lectures et de son vaste savoir ? spécialiste de Nietzsche, il est incapable de payer le loyer- ; le buveur de vin, son compagnon d'infortune, cadre de banque abusivement remercié ; le cuisinier heureux comme Sysiphe de jouer toujours à cuisiner, auprès de sa soumise de femme, vivant leur vie tranquillement sans posséder de recul ? Ils ont confié leur vie à Dieu- ; la petite maîtresse d'un polygame minable qui n'hésite pas à s'encanailler avec le commerçant à qui elle doit de l'argent; l'institutrice et son ivrogne de mari ; la femme du philosophe par qui toutes les palabres arrivent, le fou de la Rue, Diogène, bref tout un monde qui a en commun l'espace et surtout qui partage la même misère. De ces histoires de cour commune, il était à craindre qu'on ne tombât dans le poncif éculé. Le talent de l'auteur nous en épargne, qui y a ajouté des ingrédients succulents, agrémentés par l'humour bien ivoirien, où la paillardise et le sérieux se côtoient allègrement, se le disputent efficacement. Le temps, lui, n'arrête pas de passer, au rythme des sujets qui le meublent (la politique avec la liste électorale ; démocratie ou royauté ?; les journalistes pris à partie, la zombification de la jeunesse, les médicaments périmés mais vendus, etc.). Mais, pour les personnages, il semble s'être arrêté, car ils vivent dans l'attente hypothétique d'un Il, chaque fois annoncé, chaque fois aux abonnés absents. Et toujours la même vieille misère...
Au metteur en scène, Sijiri Bakaba, d'y trouver matière à spectacle. Ainsi de ses 14 acteurs de l'Actors Studio, qui nous rejouent avec bonheur les scènes propres à une cour commune, avec un naturel déconcertant, servis en cela par un décor sobre : le décor familier d'une cour commune. Des fils tendus traversent l'espace. Y sont accrochés des habits, des serviettes, etc. Les portes des entrer-coucher avec leurs rideaux ; on tombe dans le réalisme avec la présence de certains objets (vélo, seau, poire à lavement), et l'on mange réellement ; et boit réellement ? heureusement que l'on ne s'y lave pas réellement. Et puis, il y a ce lieu qui cristallise les conflits : les toilettes communes. Dans cette cour commune, il est heureux que le metteur en scène ait mis l'accent sur les scènes extérieures. L'intimité dans une cour commune n'existant presque pas, tout se déroule donc à l'extérieur. La cour se présente comme l'espace de resocialisation ?la solidarité des petites gens-, comme aussi l'espace de gestion des conflits, et d'espérance commune. Car, entre la saga de la cour commune, il y a la rumeur sur l'arrivée d'un IL. Qui est-il ? Que vient-il y faire ? Créer, disent les uns, le chemin pour aller au bonheur. Il est arrivé, ailleurs?, s'interroge l'un des personnages. Le metteur en scène navigue allègrement entre mise en scène et mise en place. Il nous semble que cela est voulu. Au lieu de signifier, l'objet est là. On a alors un jeu intéressant entre le jeu de l'acteur qui joue à et qui nous plonge dans la réalité des choses à travers la présence réelle d'objets de la vie qui témoignent de la vie terrestre réelle. Point d'illusion, point de hiatus entre l'illusion de la vie et la vie, elle-même donc. La mise en scène, dès lors, introduit le spectateur dans l'histoire, dans la cour commune. De spectateur à acteur, le fil devient mince. Version tropicale du thème de l'attente décevante, à la Beckett, ici, 14 acteurs, aux dictions parfaitement audibles, au jeu juste, nous entraînent, plus de deux heures, dans un spectacle, qui rejoue avec un immense bonheur la vie de la cour commune. Avec dérision, l'auteur, Diégou Bailly, semble se moquer de ceux qui tirent raison de vivre dans l'attente d'un sauveur. Ils n'attendront qu'eux-mêmes. Théâtre du couple et des couples, il s'achève sur l'inattendu : le professeur de philosophie devient pasteur, et les habitants de la cour commune, ses disciples. Une pièce à voir, tous les vendredis, au Palais de la culture, à 19h30. Elle vous (re)donnera envie d'aller rire franchement dans une salle de théâtre, en compagnie d'acteurs qui vous font aimer le théâtre. Il est aussi heureux que cette pièce de théâtre non encore éditée se joue. Parce que, une pièce qui ne se soumet pas à cet itinéraire, échappe au public. Elle reste méconnue. La tragédie du roi Christophe d'Aimé Césaire (sans vouloir les comparer), n'aurait sans doute pas été connue, si elle n'avait pas été jouée.
Après son essai, La restauration du multipartisme en Côte d'Ivoire ; ses trois romans (Secret d'Etat, La fille du silence, La traversée du guerrier), et Monokozohi sa première pièce, Diégou Bailly, s'affirme, avec Heremankono, comme un écrivain qui entend toucher à tous les domaines de la littérature. Sans grand bruit. En attendant le bonheur, qui va venir, de se hisser au rang des grands écrivains du continent.




Michel Koffi

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