vendredi 30 mai 2008 par Le Nouveau Réveil

A la dernière image du documentaire "Guy-André Kieffer: un journaliste qui dérangeait", on se dit que trop d`intérêts convergent pour espérer briser un jour le silence entourant cette affaire. Faut-il pour autant renoncer? Non, bien sûr. La preuve: ce film de Bernard Nicolas dissèque les petits secrets de la filière cacao, pourvoyeuse de cash, utilisée dans les achats d`armes du régime Gbagbo pendant la guerre. Un éclairage étonnant.
Les faits sont aussi têtus que la volonté d`Osange Kieffer, sa femme, de savoir qui est le "cerveau" de la disparition de Guy-André Kieffer. Le 16 avril 2004, ce journaliste indépendant, spécialiste des matières premières, est enlevé sur le parking d`un supermarché d`Abidjan. Installé en Côte d`Ivoire depuis quelques années, cet homme décrit comme "généreux" par les confrères, est sans doute allé trop loin, trop seul. Le grand mérite de ce documentaire est de replacer cette disparition dans la trajectoire personnelle de GAK et dans le contexte de la crise ivoirienne. Où l`on découvre un journaliste spécialisé dans les matières premières qui passe dix-huit ans au journal La Tribune, avant de franchir le miroir en devenant consultant pour le compte de la présidence ivoirienne. Le "camarade" Laurent Gbagbo vient d`arriver au pouvoir. Il veut savoir précisément où passe l`argent de la filière exportatrice la plus rentable du pays. Petit à petit, les consultants mandatés par un banquier lâchent la mission d`audit. On leur fait comprendre qu`ils auront des ennuis s`ils continuent leur travail. Kieffer s`accroche, par intérêt professionnel et par conviction: il ne supporte pas l`injustice faite au petit peuple des récoltants de cosses. Il pose ses valises à Abidjan et accumule les données. A partir de 2002, le pays bascule dans la crise, sous la poussée des troupes rebelles du Nord. Le régime cherche alors des armes pour se défendre, en puisant dans la manne du cacao. Guy-André Kieffer le découvre. Le journaliste tombe sur une affaire énorme. Sans doute le dossier le plus brûlant qu`il ait eu en main : un troc armes contre cacao passé entre le pouvoir ivoirien et une mystérieuse société américaine SITARA OIL & GAS LTD., BVI. Les Américains sont prêts à acheter des tonnes de cacao. Mais les Gbagbo et son pouvoir ont une autre priorité : la guerre. Et il leur faut des armes. C`est là qu`entre ne jeu Christian Garnier, mercenaire français qui est l`intermédiaire des Américains en Côte d`Ivoire. Ancien légionnaire, compagnon de route de Bob Denard, Garnier sait où trouver les armes dont a besoin Gbagbo pour se défendre des attaques rebelles. "Je rencontre une première fois Laurent Gbagbo, raconte-t-il, et là on discute des choses et je lui dis ouvertement que nous pouvons l`aider dans les plans de guerre. On ne vous donne pas l`argent. On vous fournit les armes à hauteur de 115 millions". Le président Gbagbo est tellement intéressé qu`il convoque sur le champ son ministre de la défense Kadet Bertin qui donne un mandat à Garnier pour trouver les armes. Le commentateur brandit le mandat signé de la main de Kadet Bertin pour la fourniture de 100 millions de dollars d`armement à titre gracieux. En faisant ce cadeau à la Côte d`Ivoire, la société américaine SITARA OIL & GAS LTD., BVI achetait le droit d`exportation du cacao. Document à l`appui, l`enquête de Bernard Nicolas montre l`implication de l`entourage du président Gbagbo dans ces tractations. Même l`ancien ministre de la Défense, Kadet Bertin, reconnaît ce fait. Est-ce un mobile suffisant pour faire disparaître un journaliste? Sans doute, surtout que Kieffer ne bénéficie pas de la protection d`une rédaction. En tout cas, dès le 16 avril 2004, l`attitude des autorités françaises est surprenante. L`ambassade de France dresse le portrait d`un marginal, un peu déluré, aux abois. Quelqu`un de peu recommandable en somme. La description choque tous les journalistes installés en Côte d`Ivoire, qui ne reconnaissent pas du tout leur confrère. Mieux: deux haut, fonctionnaires débarquent le 16 avril au matin à Abidjan. Le diplomate Bruno Joubert, actuel "Monsieur Afrique" de Nicolas Sarkozy et Nathalie Delapalme, alors "Madame Afrique" au Quai d`Orsay, tiennent une réunion de crise dans la journée. Pour quoi faire? Aucun des deux n`a souhaité répondre au journaliste. Le juge d`instruction chargé de l`affaire n`a pas estimé utile de les convoquer. La dernière partie du film s`attarde sur les "bras" de l`opération. L`appât en premier lieu: Michel Legré, beau-frère de Simone Gbagbo, l`homme qui donne rendez-vous à GAK le jour J. Malgré ses efforts, le juge Patrick Ramaël n`a jamais pu obtenir son extradition vers la France, alors qu`il avoue, dans une séquence en caméra cachée, sa présence sur les lieux. Puis les kidnappeurs: des anciens membres des escadrons de la mort de la présidence ivoirienne, utilisés pour répandre la terreur dans la capitale au plus fort des affrontements. Eux mettent en cause le capitaine Jean-Tony Oulaï, un officier appartenant aux services secrets ivoiriens. Ses accusateurs avancent que Kieffer aurait séjourné au moins vingt-quatre heures dans l`une des maisons d`Oulaï, puis il y aurait été enterré. Les recherches effectuées sur place par les enquêteurs français n`ont jamais permis de retrouver le corps... Alors, qui croire? D`autant que le film s`achève sur la découverte d`un nouveau témoin, réfugié au Bénin. Lui aussi met en cause un exécutant, en la personne du chef de la sécurité présidentielle ivoirienne. Aucun des deux hommes n`a été interrogé par le juge français. Est-ce un nouveau leurre ou une vraie piste à creuser? A Paris, ils sont toujours une poignée (famille, amis et confrères) à espérer que la justice parviendra à soulever la pesanteur des intérêts franco-ivoiriens.
Jean Morel YOBOUET
Correspondant permanent à Paris

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023