jeudi 24 janvier 2008 par Le Nouveau Réveil

Lorsque notre attention est tout entière absorbée par l'inénarrable crise que vit notre pays depuis tant d'années et que l'on prie avec ferveur dans les églises, les mosquées, les temples, chez soi ou dans les pèlerinages pour la paix en Côte d'Ivoire, on aspire à quelque intervention salvatrice de la divine Providence. C'est, hélas, à ce moment que survient l'impensable, avec le rappel à Dieu du ministre Arsène Assouan USHER. Avec l'âge, nous le savions, certes, mesuré dans ses mouvements. Mais personne ne pensait le voir nous quitter si tôt, alors même que la veille de sa disparition, il avait entendu la messe à l'église Saint Jean de Cocody et nous avait salués de son sourire rassurant. Encore une fois, on s'aperçoit que le temps de Dieu n'est assurément pas celui des hommes ! Et la réalité de notre existence précaire nous est ainsi chaque fois rappelée!
Que faut-il évoquer de cette personnalité à la haute stature politique, rentrée dans l'histoire diplomatique de notre pays, dès notre indépendance, dans le sillage du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY ? Sa grandeur ? Son charisme ? Sa culture ? Son action politique ? Il appartient aux historiens et à ses familiers d'en fixer la réalité. Pour ma part, je voudrais me remémorer ce géant côtoyé à la faveur de rencontres que seul le hasard et les circonstances savent aménager. Lui, en tant qu'ambassadeur à l'ONU puis ministre des Affaires étrangères et moi, alors jeune et modeste diplomate à la carrière en gestation. Un homme doublé d'un courage implacable. Ma dernière entrevue avec le ministre USHER remonte à une année. Le bureau de l'Association des Ambassadeurs de Côte d'Ivoire à la Retraite (AACIR) avait voulu se rendre à son domicile pour lui adresser ses v?ux de nouvel an, conférer avec lui et recueillir ses conseils sur la meilleure orientation à donner à notre Association. A l'instar de tous les anciens ministres des Affaires étrangères de Côte d'Ivoire et des éminents diplomates parvenus au sommet de la carrière, tel le Président Henri Konan BEDIE, diplomate émérite, nous lui avions reconnu la qualité de membre d'honneur. Avec son amabilité coutumière, il nous avait accueillis dans son vaste bureau tapissé de livres anciens, d'objets d'art et de souvenirs divers. En nous voyant, il avait instinctivement évoqué la période glorieuse où la diplomatie ivoirienne avait triomphé sur tant de fronts, sous la houlette du maître incontesté en la matière, le Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY. De celui-ci, il nous avait parlé avec le détachement de ceux que des regrets étreignent et qui évoquent la mémoire des disparus avec parcimonie, pour ne pas raviver des douleurs encore trop vives. Chacun de nous avait rappelé des souvenirs et certaines péripéties d'une période trépidante au cours de laquelle il avait été au coeur des pourparlers en sa qualité d'ambassadeur à l'ONU d'abord, et de ministre des Affaires étrangères, ensuite. Et nous avions beaucoup ri des facéties de certains ténors de la diplomatie internationale d'alors, revue d'événements, d'incidents et de mésaventures qui ont marqué l'histoire diplomatique de notre pays en particulier, de l'Afrique et du monde en général. En ces temps-là, la Côte d'Ivoire comptait, et ses grands acteurs politiques et diplomatiques disposaient d'une audience enviée.
Mais avec la réserve du diplomate averti, le ministre USHER s'était gardé d'évoquer avec nous la situation actuelle de notre pays, s'interdisant d'établir la moindre analogie avec un passé glorieux dans lequel il avait été un des protagonistes majeurs. Non sans regretter, toutefois, certains comportements et des pratiques dommageables à l'image de marque de notre pays, à son économie et à la cohésion de la société ivoirienne. C'est à regret que nous avions quitté notre Patron qui, malgré l'âge, avait conservé son humour et ce rire juvénile par lesquels il avait su, sur bien des dossiers, rompre la glace d'âpres négociations. Pour ceux qui avaient eu le bonheur de l'observer sur diverses tribunes de la scène diplomatique, il avait vécu tout entier à son métier de diplomate qu'il avait exercé avec délectation, finesse et distinction, mais également avec abnégation et fermeté lorsque des dossiers brûlants exigeaient de lui une décision tranchée.
Ainsi, nous n'oublierons pas la belle corpulence qu'il portait de conférences en sommets et en réunions qui s'achevaient parfois en joutes oratoires des années 60 et 70. L'homme était, en effet, doublé d'un courage implacable qui avait fait sa renommée au-delà des cercles diplomatiques du continent africain, pour l'imposer en tant que spécialiste de la diplomatie multilatérale dans laquelle il avait excellé au siège de l'ONU à New York, notamment.
Comme chacun sait, la période concernée des années 60 et 70 était celle de la radicalité des tiers-mondistes. Frantz Fanon avait, avec la cohorte des castristes et autres internationalistes, ranimé avec talent la flamme du radicalisme récupérée par les tenants du socialisme scientifique de l'Union soviétique et de la Chine de Mao. La guerre froide était à son comble. Les tenants du socialisme scientifique avaient alors mission de s'opposer, en Afrique et sur tous les théâtres, à tous ceux qui, à l'instar de la Côte d'Ivoire, avaient rejeté la voie de l'utopie et de l'aventure qu'ils proposaient et véhiculaient. Sur les directives du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY, le ministre USHER avait fait son affaire de la confrontation Est-Ouest en Afrique, et nous le savions parfaitement à l'aise sur ce dossier. Disposant d'une plume alerte et du don oratoire de l'avocat qu'il avait été, dialecticien émérite, nous nous souvenons des échanges épiques entre la délégation ivoirienne qu'il conduisait à l'ONU et celle de la Guinée Conakry de Sékou TOURE muée en porte-voix zélé du camp des radicaux. Plus tard, ce serait sur le dialogue proposé par le Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY avec l'Afrique du Sud ségrégationniste que les passes d'armes auraient lieu avec le ministre USHER. Défendant pied à pied nos positions, il s'était montré intraitable et sans complexe sur le principe du dialogue avec l'Afrique du Sud. Tout en comprenant, par ailleurs, la charge émotionnelle que suscitait la honteuse et avilissante idéologie de l'apartheid, il ne s'était jamais laissé enfermer dans les formules, rejetant avec fermeté les certitudes et les peurs des uns, approuvant l'esprit d'ouverture des autres, et dégageant de nouvelles pistes pour avancer et pour éviter à notre pays l'isolement sur la scène internationale.
Un géant de la diplomatie. Car l'homme avait la diplomatie chevillée au corps. Il dédaignait par-dessus tout l'impétuosité des radicaux et était soucieux d'éviter toute situation qui aurait donné prétexte à figer les attitudes, à provoquer des réparties agressives et inutiles dans la recherche de solutions acceptables pour tous. C'était, en outre, un homme engagé pour une cause en laquelle il croyait. Suprême avantage, il avait la confiance du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY et, à ce titre, demeurait cohérent dans sa conduite. Il savait que chaque mot engage. D'où les précautions qu'il prenait dans l'expression des faits, aidé en cela par son urbanité naturelle et son extraordinaire sens de la repartie. Comme tant d'autres de ma génération, j'ai eu l'insigne honneur de côtoyer ce géant de notre diplomatie, ayant été par chance modestement placé au carrefour des scènes où il exerçait ses talents. D'abord brièvement à l'ONU à New York, avant son départ en 1966 pour entrer au gouvernement puis au Département central à Abidjan, entre deux affectations. Ma rencontre avec lui au ministère des Affaires étrangères s'était faite sous le signe de Napoléon Bonaparte ! A la Direction de la coopération à laquelle j'avais été affecté comme sous-directeur, je me trouvais dès 8 heures 15 à mon bureau du rez-de-chaussée en ce jour du mois de mars 1974 quand, à 9h15, j'entendis frapper à ma porte. Convaincu de la visite matinale importune d'un collègue, je n'avais daigné lever les yeux. La porte s'ouvrit avec précaution, suivie d'un silence. Je consentis enfin à lever les yeux. Apparut alors le ministre USHER, accompagné de deux de ses collaborateurs du Cabinet. Je me levai instinctivement, surpris et dubitatif, tout en refermant l'épaisse biographie de Napoléon 1er dans laquelle j'étais plongé. Le " pavé " sur la vie de l'empereur Napoléon Bonaparte devenu subitement encombrant fut repoussé par mes soins dans un angle du bureau. Le ministre s'en saisit. Après l'avoir soupesé et en avoir lu le titre, me fixant de son léger strabisme, il me dit : " Voici qui nous éloigne des préoccupations du moment. Vous n'avez donc rien d'autre à faire ?", me demanda-t-il. Je balbutiai quelque chose d'inaudible à propos d'un dossier sur la commission mixte ivoiro-ghanéenne à la préparation duquel j'avais été associé et qui avait été déposé sur le bureau du Secrétaire général du ministère. L'avais-je convaincu ? Je ne sais.
De la démarche chaloupée de ceux que la nature a dotés d'une corpulence généreuse, il s'en retourna, pour poursuivre la visite des bureaux afin de vérifier par lui-même l'assiduité et la ponctualité des agents du ministère. Car, il ne s'agissait que de cela. Avant de refermer la porte, un des collaborateurs du ministre me fixa, la mine inquiète, l'air de me dire : " Pas de chance mon gars ! " Et ils s'en allèrent. En attendant les " retombées radioactives " de cette tournée des bureaux du ministre, je remisai ma volumineuse biographie de Napoléon en l'enfouissant dans un des tiroirs de mon bureau, me promettant, toutefois, d'en poursuivre la lecture sous d'autres auspices et, en tous cas, ailleurs qu'au ministère. J'en étais là de mes tourments quand, quelques semaines plus tard, une communication du Cabinet m'annonça que le ministre avait ajouté mon nom à la liste de la délégation devant l'accompagner à Accra du 26 au 30 mai 1975, dans le cadre de la 2ème Commission mixte ivoiro-ghanéenne. Après cette mission au Ghana qui avait, entre autres résultats, définitivement mis fin aux rapports tumultueux entre la Côte d'Ivoire et le Ghana de l'époque de NKRUMAH et établi les bases d'une coopération nouvelle entre nos deux pays, je fus sollicité à nouveau par le ministre USHER pour l'accompagner, cette fois, du 30 juin au 5 juillet 1975, au Nigeria. Il devait y effectuer une visite officielle. Nous avions été précédés par une rumeur qui assurait que le ministre ivoirien des Affaires étrangères s'était rendu à Lagos pour négocier un prix préférentiel du pétrole pour la Côte d'Ivoire. Tandis qu'il s'employait à dissiper, avec les autorités nigérianes, les dernières scories du malentendu biafrais qui avait, à partir de 1967, tiédi les rapports du Nigeria avec la Côte d'Ivoire et à expliquer le dialogue avec l'Afrique du Sud, le ministre passa le plus clair de son temps à démentir auprès des journalistes la rumeur de l'arrangement pétrolier supposé entre nos deux pays. Il est vrai qu'à cette époque, la crise pétrolière de 1973, qui avait provoqué le renchérissement du prix du brut sur le marché international décidé par l'OPEP, frappait le monde de plein fouet. Les pays sans ressources ni réserves financières étaient littéralement asphyxiés. Mais l'économie ivoirienne pouvait résister au choc sans qu'il fût nécessaire pour elle de négocier un prix préférentiel auprès des pays pétroliers. Bien que difficile, en raison du coût excessif de nos importations en pétrole la position du gouvernement ivoirien était bien inspirée : le pétrole brut étant la propriété des grandes multinationales, c'était auprès de celles-ci qu'il fallait négocier et non avec le gouvernement du Nigeria. Comme pour des raisons économiques évidentes il était illusoire d'obtenir la moindre décote des cours auprès de ces multinationales, le gouvernement ivoirien s'était résigné à laisser jouer le marché. Cet argument du ministre était loin d'avoir convaincu la cohorte de journalistes venus à sa rencontre avant notre départ du Nigeria. Pour eux, nous ne pouvions être à Lagos que pour " tendre la main " au Nigeria, le prier de consentir une dérogation particulière sur les cours de nos importations de pétrole brut. Ainsi, au cours de la dernière interview donnée, l'un d'eux s'obstina à demander benoîtement le prix préférentiel du pétrole auquel les négociations avec le gouvernement du Nigeria avaient abouti. La réponse du ministre fusa : " Puisque je vous ai dit et redit qu'il n'y a pas de prix préférentiel et que vous vous obstinez, cherchez le. Si vous le trouvez, téléphonez-moi à Abidjan. Nous, nous partons ". Et il se leva.
Un humaniste au sens plein
Il en sera ainsi de la visite que le ministre de l'Economie et des Finances, Son Excellence Henri Konan BEDIE, effectuera en Iran du 31 juillet au 3 août 1975, et à laquelle je participai. Le ministre USHER avait, quelques semaines après notre retour du Nigeria, proposé que j'accompagne le ministre des Finances au titre du ministère des Affaires étrangères.
Entre les entrevues du ministre Henri Konan BEDIE et les pourparlers, la rencontre avec le Shah d'Iran, monarque apparemment assuré sur son trône, rien, dans le déroulement du programme de cette visite, ne m'avait laissé percevoir les gros nuages dont le déferlement allait emporter, quelques années plus tard, la monarchie des Pahlavi. De retour d'Iran, avec l'accord du ministre USHER et du ministre de l'Agriculture, Abdoulaye SAWADOGO, je serai nommé à Londres auprès des Organisations internationales du café et du cacao. Cette expérience enrichissante marquera ma carrière. C'était l'époque des contingents pour l'exportation du café et des stocks régulateurs pour le cacao. En situation de surproduction et dans un contexte de baisse des cours, l'enjeu était d'exporter des quantités convenues, dans une fourchette de prix suffisamment rémunérateurs pour nos paysans et non abusifs pour les importateurs. Pour nous, il s'agissait de défendre les cours de nos produits et nos parts de marché ; pour les consommateurs, la démarche visait à assurer leurs approvisionnements de manière régulière à des prix non prohibitifs. L'esprit du Président Félix HOUPHOUET-BOIGNY, planteur lui-même, imprégnait nos attitudes. Au point que tout ce que nous pouvions dire, au cours des négociations, dans les assemblées et les discussions en aparté, sur le café et le cacao, était directement inspiré de ses directives afin de coller au plus près de ces dernières. Ma fierté avait été de faire partie, des années durant, de ces équipes de missionnaires dynamiques et désintéressés du café et du cacao, qui ont favorisé la formation de tant de cadres compétents du rang desquels sont sortis des ministres, des ambassadeurs, des opérateurs économiques et pas moins de deux Premiers ministres : Seydou DIARRA et Charles Konan BANNY. Mais alors, d'où venait et quel sens pouvais-je donner à cette cascade d'activités où je me trouvais soudainement engagé, après être sorti du ronronnement de mon bureau au ministère ? Qui donc en était le moteur ?
C'est dans l'avion de retour du Nigeria avec le ministre USHER que j'en aurais la réponse. En effet, dès après l'envol de l'avion, je m'étais rendu auprès du ministre en première classe pour m'assurer qu'il était confortablement installé. Il me retint un instant et, mimant des deux mains l'épaisseur, la paume droite face à la paume gauche, il me dit, l'air tout à fait sérieux : " Il est gros hein ! " Je marquai ma surprise. Il ajouta alors : " Le livre sur Napoléon ! " Embarrassé, je ne pus qu'en rire et lui aussi de bon c?ur. Ainsi, je réalisai, par " Napoléon ", que les bonnes dispositions du ministre à mon égard avaient visé à me tirer de mon ronron au ministère, témoignant ainsi d'une grande subtilité et d'une aptitude à coordonner les fonctions de chacun au Département central. Tel était le ministre Timothée Arsène Assouan USHER. Sous l'épaisseur de sa cuirasse d'homme d'Etat rigoureux à la culture immense et son air grave que le temps et les lourdes responsabilités avaient forgés, il cachait un c?ur subtil et un humour des plus décapants. C'était en bref un humaniste au sens plein du terme. C'était aussi et d'abord un grand Patron et un grand diplomate.
Sa disparition n'en est que plus ressentie!
Jean-Marie Kakou Gervais
Ambassadeur

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