mercredi 12 décembre 2007 par Le Nouveau Réveil


Un homme en proie au spleen, désillusionné en rupture idéologique avec son propre camp. Le Pr Mamadou Koulibaly, dans une libre opinion publiée le 4 août dernier dans Fraternité Matin attaque le régime Gbagbo. "Le blues de la République", procès contre la refondation. Koulibaly accuse

"Dans son livre à succès de 1978, intitulé "The way the world works", Jude Wanniski célébrait les succès de la Côte d'Ivoire jusqu'alors. Pour Wanniski, la Côte d'Ivoire était la vedette de l'Afrique. [] Depuis 1978, le pays vedette de Wanniski a donné le spectacle de l'un des effondrements les plus spectaculaires. [] Les Ivoiriens sont aujourd'hui cinquante pour cent plus pauvres qu'en 1978." William EASTERLY in "Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?" (2006, p. 252)
"Le FPI vole". "Le FPI est incompétent". "Le FPI est corrompu". Telles sont les complaintes et les cris que l'on entend depuis quelque temps, de la part d'un certain nombre de politiciens et d'intellectuels non moins politiques, défenseurs de l'ancien régime du parti unique. Mais au lieu de montrer la route de la justice au FPI, les défenseurs de cette thèse exigent simplement que le Front Populaire Ivoirien renonce à gouverner la Côte d'Ivoire et acceptent de s'allier à des envahisseurs étrangers pour rendre le pays ingouvernable, à moins qu'il ne leur soit au minimum permis de partager le pouvoir du Président Laurent Gbagbo. Parmi ces intellectuels, Tiburce Koffi, qui n'hésite pas à proclamer "l'agonie du jardin ivoirien" et la trahison de ses rêves et ambitions. Les défenseurs de ces différentes thèses fondent leur argumentation sur le raisonnement suivant : Les refondateurs, après avoir critiqué l'ancien régime, sont tombés eux aussi dans les mêmes travers. Donc il faut leur retirer le pouvoir et le remettre à ceux que les Français avaient choisis, au commencement de l'histoire de notre indépendance, pour gouverner la Côte d'Ivoire. A défaut, disent les extrémistes de cette vogue, la France n'a qu'à venir nous recoloniser et reprendre ce qui est à elle : la Côte d'Ivoire qu'elle a crée de toutes pièces ; une colonie conquise, baptisée, exploitée et rattachée à elle par le Pacte colonial.

Nostalgique raisonnement anti-refondateur
Dire que l'ancien régime s'est bloqué lui-même par le Pacte colonial n'est pas une élucubration. C'est un fait que les critiques les plus sévères de la Refondation reconnaissent eux-mêmes quand ils s'étonnent que, partie dans les années 50-60 avec un niveau de développement presque identique, l'Asie a aujourd'hui considérablement devancé l'Afrique noire en termes de progrès, et que le fossé ne cesse de s'agrandir entre ces deux mondes. Nous en Afrique, vivons tournés vers le passé tandis que le reste du monde vit tourné vers l'avenir, vient de nous rappeler à juste titre Nicolas Sarkozy, président de la République Française, en visite officielle à Dakar. C'est un fait mondialement connu que les pères fondateurs de l'Afrique noire ont relativement plus mal travaillé que ceux d'ailleurs, alors qu'ils sont très souvent restés beaucoup plus longtemps au pouvoir. Ce constat ne saurait souffrir d'aucune contestation partisane. Ce qui fait dire à William Easterly à la page 290 de l'ouvrage cité en introduction que "si les politiques sont vraiment la cause de la croissance, alors l'Afrique aurait été plus riche de deux mille dollars par habitant, si les politiques économiques africaines avaient été calquées sur celles de l'Asie de l'Est." On ne peut soupçonner cet auteur, professeur à l'université de New York, ancien économiste à la Banque Mondiale et chercheur au Center for Global Development aux Usa d'être un refondateur partisan et pourtant il nous rappelle de bien vieilles conclusions.

Après avoir échoué militairement et diplomatiquement contre la Refondation en participant et en cautionnant l'agression contre l'Etat de Côte d'Ivoire débutée le 19 septembre 2002, les adeptes de l'ancien régime réagissent donc en demandant le retrait du pouvoir de ces délinquants de refondateurs. L'attaque est maintenant orientée vers l'honorabilité, la moralité, l'honnêteté et les valeurs éthiques que les refondateurs étaient supposés défendre et appliquer. Ils ont échoué, dit-on. Dès que le pays leur a été donné, ils ont tué l'autorité de l'Etat. Ils vivent d'un populisme outrancier. Ils sont violents et corrompus. Non seulement ces refondateurs sont incompétents, mais en plus ce sont des voleurs, des pilleurs, des "grilleurs d'arachides", toutes choses qu'eux-mêmes critiquaient vertement lorsqu'ils étaient dans l'opposition. La Refondation ayant échoué, disent-ils, il faut que la France impose à nouveau un diktat à la Côte d'Ivoire pour remettre de l'ordre. Les Ivoiriens sont devenus trop corrompus, la France devrait légiférer et nous imposer une dictature douce et éclairée, disent-ils. Cette thèse, bien qu'en apparence sûre d'elle et fondée, n'est en réalité qu'une vague d'impressions qui s'agencent en schéma d'explications pourtant peu conformes aux faits. Nous entrons dans un monde magique dans lequel le raisonnement procède par superstitions et juxtaposition d'impressions. Les intellectuels nostalgiques se contentent en effet d'exposer ce qu'ils voient (ou veulent bien voir) dans la politique, mais ils ignorent bien des choses qui - hélas! - ne se voient pas, mais qui n'en ont pas moins une existence réelle et décisive. Les refondateurs auraient donc tué l'autorité de l'Etat. Ils seraient violents et corrompus. Les refondateurs seraient les propagandistes d'un avenir qu'ils ne peuvent maîtriser. Il faut les arrêter sinon c'est à la destruction totale de la Côte d'Ivoire qu'ils nous conduisent. Tel est le raisonnement anti-refondateur.
Pour pouvoir juger du bien-fondé ou non de cette thèse, analysons plutôt les faits et nous nous rendrons compte que la réalité est un peu différente. Commençons par rechercher les causes de la pauvreté qui frappe, de façon sélective, les populations ivoiriennes et par regarder comment l'autorité de l'Etat a été écrasée avant de nous demander quelle est la part de responsabilité des refondateurs.

La très factuelle valse des chiffres
Depuis le début de la crise, les Ivoiriens, et avec eux de nombreux pays de la sous région, peinent à régler les problèmes qui se posent à eux. C'est de tradition dans les pays sous développés mais dans le cas ivoirien, malgré la crise, tous les agents économiques ne souffrent pas de la même façon.
L'Etat, en particulier, a pris de la graisse. Son budget qui était en 2000 de 1780,9 milliards s'est envolé pour se situer à 1961 milliards en 2007, même si cette évolution s'est faite en dents de scie au taux de croissance annuel moyen de 1,4%.
Budget Général en milliards de fcfa
2000 ---------------> 1780,9
2001 ---------------> 1289,1
2002 ---------------> 1946,6
2003 ---------------> 1518,9
2004 ---------------> 1987,3
2005 ---------------> 1735
2006 ---------------> 1965
2007 ---------------> 1961
Dans le même temps, l'économie nationale elle-même, en termes de produit intérieur brut (PIB) est passée de 7543 milliards en 2000 à 9278,4 en 2006. En 2007, les prévisions budgétaires s'attendent à un niveau d'environ 9918, soit aussi une hausse de 4% en moyenne l'an. Le PIB est la somme des valeurs ajoutées dégagées par les producteurs et autres opérateurs économiques qui travaillent sous le label Côte d'Ivoire, pendant une période donnée. Il s'agit donc d'une somme de revenus produits à l'intérieur du pays. Le tableau suivant, extrait des différents documents budgétaires, nous donne une meilleure appréciation de ce qui s'est passé. Depuis l'arrivée des refondateurs au pouvoir en 2000, le PIB a augmenté en Côte d'Ivoire. C'est un fait établi et non une superstition.
PIB en milliards de fcfa
2000 ----------------> 7543
2001 ----------------> 7636
2002 ----------------> 8033
2003 ----------------> 8568
2004 ----------------> 8398,3
2005 ----------------> 8787,7
2006 ----------------> 9278,4
2007 ----------------> 9917,7
Vu comme cela, selon ces critères, ni le pays, ni l'Etat ne se sont appauvris de façon absolue. Ce qui est ressenti comme un accroissement de la pauvreté n'est donc pas lié au niveau de revenu de la Côte d'Ivoire. Il s'agit plutôt, d'une part, de la mauvaise distribution de ces revenus et de ces produits entre tous ceux qui participent à la production. D'autre part, il s'agit aussi du pouvoir d'achat de ces revenus. Les questions qui nous importent donc sont celles de savoir i) si les populations qui vivent en Côte d'Ivoire sont en état de produire avec leurs bras et leurs cerveaux, et ii) si elles produisent, avec des connaissances et de l'argent donnés, suffisamment pour leur permettre de subvenir à leurs besoins individuels et collectifs. Les populations ivoiriennes sont-elles aussi bonnes que celles des pays concurrents de la Côte d'Ivoire ? L'argent qui est utilisé dans le processus de production dans ce pays est-il aussi bon que celui des pays avec lesquels la Côte d'Ivoire échange ? Qui dit argent dit monnaie, et qui dit monnaie, chez nous, dit franc de la Communauté Financière de l'Afrique de l'Ouest, donc Fcfa, et donc Bceao, et donc accord de coopération franco-ivoirien et doncPacte colonial. Désolé de ne pouvoir présenter des excuses.
L'inflation croissant plus vite que la production, le PIB réel, c'est-à-dire le pouvoir d'achat du revenu intérieur, est négatif, et la Bceao elle-même nous dit que dans notre pays, entre 2002 et aujourd'hui, le taux de croissance du PIB réel oscille entre -1,6% et -1,5%. L'inflation étant toujours et partout un phénomène monétaire, la croissance de la production devient, pour nous consommateurs ivoiriens, appauvrissante. D'ailleurs selon le dernier rapport de la Bceao, notre PIB réel a évolué, par tête d'habitant, d'un taux de -4,7% en 2002 à celui de -2,2% en 2005. Nous travaillons dur, mais le cadre macroéconomique nous sanctionne encore plus durement. Et ce n'est pas la Refondation qui a tracé le cadre figé qui nous limite. C'est Houphouët-Boigny, lorsqu'il a apposé sa signature au bas du Pacte colonial. C'est une vérité historique attestée par des faits et des documents. Le reste n'est que chimère. Excusez du peu.
L'Etat, profitant de la richesse du pays et bien que très affaibli par la guerre, a attiré encore plus les convoitises des hommes politiques qui aspirent tous à vivre à ses crochets. Le budget en hausse n'a pas, hélas, pu profiter à l'investissement, qui est resté aplati à un niveau relativement bas, comme nous pouvons le constater dans le tableau suivant.
Investissement d'Etat réalisé en milliards de fcfa
2000 ----------------> 207
2001 ----------------> 260,75
2002 ----------------> 372,5
2003 ----------------> 281,7
2004 ----------------> 273,9
2005 ----------------> 262,7
2006 ----------------> 301
2007 ----------------> 309
Les investissements que l'Etat devaient faire pour assurer la réalisation du programme institutionnel, économique et social sur lequel le Président de la République a été élu ne l'ont pas été que difficilement. Après les années 2001, 2002 et 2003 où l'investissement public était parti à la hausse, ce fut la dégringolade en 2004 et 2005. Alors qu'entre 2000 et 2002, le taux de croissance annuel moyen de l'investissement d'Etat était de 3,41%, après le déclenchement de la crise et avec le programme de réconciliation nationale, cette évolution ne s'est faite qu'au rythme négatif de -3,7%. La reprise des chantiers d'infrastructures routières est en train de relancer les chiffres.
La masse salariale payée par l'Etat, avec un parlement plus peuplé, le "décrochage" des enseignants, les recrutements et autres mesures sociales, passe de 451,8 milliards à 610 milliards entre 2000 et 2007, selon les mêmes documents budgétaires. Si, entre 2001 et 2002, la masse salariale a fait un bon de 8%, cette évolution a continué en tendance au rythme annuel de 3,10%.

Masse salariale en milliards de fcfa
2000 --------------> 454,29
2001 --------------> 484,63
2002 --------------> 523,6
2003 --------------> 547,5
2004 --------------> 545,7
2005 --------------> 563,4
2006 --------------> 586,3
2007 --------------> 610
Tout se passe comme si l'Etat utilisait la totalité des recettes de la Direction Générale des Impôts (597 milliards en 2005) ou de la Direction Générale des Douanes (672 milliards en 2006) pour payer le niveau de vie de ses seuls fonctionnaires, oubliant les populations qui attendent que des centres de santé, des routes, des écoles et autres biens publics et infrastructures de base soient mis à leur disposition pour une qualité de vie saine et non polluée. Retenons que, selon les critères de convergence de l'Uemoa, la masse salariale de l'Etat ne doit pas dépasser 35% des recettes fiscales ; or depuis 2002, ce taux se situe entre 43 et 45% dans notre pays. Lorsque le budget sert plus à payer les salaires d'un nombre disproportionné d'agents employés par l'Etat, les infrastructures et autres investissements publics ne peuvent être financés que par l'endettement public extérieur, avec toutes les conséquences que l'on connaît à ce type de financement inefficace. Cela, bien entendu, parce que le financement privé local ne suffit pas et n'est, de toutes les façons, pas incité car le marché de l'épargne est inexistant à cause de la politique monétaire sous contrôle et du manque d'innovation sur le marché des actifs financiers susceptibles de garantir des investissements risqués. Dès lors, la croissance du PIB et celle du budget ne peuvent avoir d'impact sur l'économie nationale en termes d'emplois, de chômage, de revenus distribués, de consommations. La croissance devient alors appauvrissante. Et l'absence d'investissement signifie implicitement que la pression sera forte pour que les Ivoiriens vivent en mangeant leur blé en herbe. Le niveau de vie des générations actuelles se financerait alors par hypothèque sur le niveau de vie des générations futures. Or, une telle évolution est la caractéristique propre des économies décadentes ou stagnantes. Le budget de l'Etat ne peut pas tout faire. La monnaie est aussi un instrument de politique économique.

Les grandes ambitions de la Refondation
Malgré la baisse des dépenses et les contraintes de la masse salariale, le gouvernement avait dégagé, en 2000-2001, les moyens pour financer, dans un effort particulier, l'éducation par le " décrochage " des enseignants qui, depuis 1990, subissaient les affres d'un double standard, à diplôme égal, avec des salaires qui passaient du simple au double, selon que l'on avait été recruté après 1990 ou avant. Une bonne dotation avait aussi été prévue pour l'achat de manuels scolaires afin de promouvoir la scolarisation - notamment celle des filles - en milieu défavorisé. La santé aussi bénéficiait d'une attention particulière avec la réalisation des études techniques et de faisabilité de l'AMU (Assurance Maladie Universelle).
Bien avant, le coup d'Etat de 1999 avait aussi attiré l'attention sur la nécessité de moderniser notre système de sécurité et de défense, de même que l'administration générale décentralisée de notre territoire. Nous y avions ajouté l'électrification rurale, l'agriculture et la justice qui étaient de ce fait au centre des préoccupations prioritaires de la première année de la Refondation. Telles étaient aussi les priorités du budget de l'Etat en 2001. En 2002, l'effort avait continué pour redresser les finances de l'Etat et les assainir. Les grandes réformes du programme de la Refondation étaient aux premières places. L'éducation et le renforcement de la gratuité de l'école obligatoire, la préparation de la mise en ?uvre de l'AMU, la réhabilitation des routes et pistes rurales et leur entretien. L'électrification et l'adduction d'eau potable en milieu rural, la sécurité des populations et la décentralisation de l'Etat.
A partir de 2003, les objectifs du budget sont devenus de plus en plus axés sur la sortie de crise, les accords de Marcoussis et la gestion des conflits. Les évolutions institutionnelles sur lesquelles la Refondation s'était engagée ont été reléguées aux oubliettes et la rébellion a troublé la Refondation. Et comme l'huile et l'eau mélangées, l'on a obtenu une mixture sans tenant ni aboutissant, appelons cette situation la Rebfondation.
Les accords de Marcoussis ont produit leur propre programme de gouvernement. La Refondation, après Marcoussis, a fait place à la réconciliation nationale qui s'agence, selon les propres termes des accords signés dans cette ville de France, autour des questions relatives :
- à la nationalité, à l'identité, et à la condition de vie des étrangers ;
- au régime électoral ;
- à l'éligibilité à la présidence de la République ;
- au régime foncier ;
- aux médias ;
- aux droits et libertés de la personne humaine ;
- au Regroupement, Désarmement, Démobilisation ;
- au redressement économique et à la nécessité de la cohésion sociale.
Tous les autres accords qui ont suivi et les autres résolutions du conseil de sécurité de l'Onu, de même que celles de la Cedeao, se sont reconnus dans les principes de base édictés à Marcoussis. Les choses n'ont d'ailleurs pas changé avec les accords de Ouaga.
Dès lors, c'est l'autorité de l'Etat qui s'effrite. Le pouvoir du Président de la République s'amoindrit. Le travail de l'administration se dégrade. Le hors-la-loi prostitue l'ordre légal de la République, qui voit ses institutions écartelées et déviées des instances et des régimes normaux de décision, au profit de structures informelles sponsorisées depuis Paris et New York, Abuja, Accra, Pretoria et aujourd'hui Ouagadougou.

Quand la Refondation fait place à la Rebfondation
Nous devons savoir que ces évolutions institutionnelles et politiques n'ont pas épargné l'Etat. Elles n'ont pas épargné la fonction publique. Elles laissent des stigmates profonds sur la vie sociale, économique et politique de chacun d'entre nous. Après 2002, l'on ne peut plus dire en connaissance des faits que le FPI est au pouvoir, ni que le programme de la Refondation continue d'être appliqué quand, devant nos yeux, les "jardins" de la Refondation ont agonisé avec nos complicités. La crise des valeurs a été semée et entretenue en Côte d'Ivoire pendant toute la période du parti unique. Le jardin qui agonise aujourd'hui n'est pas celui de l'ancien régime, mais bien au contraire celui de la Refondation, étouffé comme il l'aura été par le programme de la réconciliation nationale. On peut, à la limite, juste accepter de dire que le FPI partage le pouvoir avec les autres signataires des accords de Marcoussis. Et que la Refondation corrompue n'est que la Rebfondation. La Refondation n'est pas en cause, même si de nombreux refondateurs peuvent être mis en cause. La Refondation a gouverné à peine deux ans (2001-2002), alors que la Rebfondation s'est s'imposée et règne depuis cinq ans (2003-2007). C'est parce que les anciennes pratiques ont refusé la Refondation que les projets qui avaient fait germer de grands espoirs se sont aussitôt écroulés, juste deux ans après leur mise en route. "L'agonie des jardins" de l'ancien régime a été souhaitée démocratiquement par les Ivoiriens, parce que ce régime avait été incapable de faire au moins aussi bien que ses semblables dans le monde à niveau initial pareil. L'agonie de la Refondation est un crime commis contre la démocratie. La Refondation était un envol auquel on a coupé tout horizon.
Pendant cette période trouble, la logique du partage du pouvoir au sommet a conduit à une logique du partage des fonds. Entre 2000 et 2007, la haute direction du pays a changé de nature. Seul le Président de la République travaille effectivement à la sortie de crise. A chaque fois qu'il y a eu des accords de paix, ses adversaires se sont contentés de lui imposer des Premiers Ministres, qui même s'ils ont tous été nommés par décret selon les termes de la Constitution de 2000, n'ont pas tous fonctionné selon les dispositions de cette même Constitution. La crise a vu les tensions entre Seydou Diarra, qui se disait garant des accords de Marcoussis, et Laurent Gbagbo. Puis nous avons assisté au tandem qui réunissait Charles Konan Banny et Laurent Gbagbo. Et maintenant nous voyons se dérouler le blues de la Primature avec Guillaume Soro. Trois Premiers Ministres en cinq ans de crise, tel est pour le moment notre record. Mais au-delà de ces Premiers Ministres que l'on voit défiler, il y a eu de façon sournoise une montée en puissance de la Primature dans le dispositif institutionnel de la République, non pas pour administrer le programme établi par le Chef de l'Etat, mais plutôt pour contester et neutraliser sa politique économique et sociale.
Lorsque Laurent Gbagbo accède au pouvoir en fin d'année 2000, le général Robert Gueï vient de terminer de façon calamiteuse une transition avec 16,5 milliards de budget à la Présidence de la République et un Premier Ministre, Seydou Diarra, à qui il a fallu 5,5 milliards pour sa mission à la Primature. Le Premier Ministre à l'époque était le chargé de mission du Chef de l'Etat. Il fallait, après le coup d'état du CNSP (Conseil National de Salut Public), un civil crédible pour rassurer les Ivoiriens et la communauté internationale. Diarra remplissait cette condition, mais le CNSP veillait au grain et administrait directement l'Etat en laissant certaines missions spéciales de coordination de l'action gouvernementale au Premier Ministre, qui n'était d'ailleurs responsable que devant Robert Gueï. Le Chef de l'Etat d'alors a pu à un moment donné, lorsque le RDR mettait en doute son autorité, se séparer de tous les ministres de ce parti sans que cela ne mette en péril la transition. Aucune communauté internationale ne lui imposait alors de ne pas le faire.
Une fois la transition passée, Laurent Gbagbo installe Affi N'guessan à la Primature en 2001 avec 5,3 milliards de budget, là où la Présidence de la République, en pleine phase de restructuration après le passage de la junte militaire, fonctionnait avec 19,2 milliards. Le Premier Ministre était un véritable administrateur de programme au sens de la mission que la Constitution confie à ce poste. Subordonné à la Présidence de la République, il en exécutait les décisions. L'action gouvernementale était cohérente. Le Premier Ministre avait été directeur de cabinet du Président de la République et son directeur de campagne. La mise en place du programme de la Refondation de la Côte d'Ivoire entraînait alors des réformes qui exigeaient, en 2002, un budget de 6,53 milliards pour le Premier Ministre, en hausse de 23,21%, là où le Président de la République a vu le sien passer à 22,6 milliards de Fcfa soit une hausse de 17,7%.

Les nuisances d'un bicéphalisme imposé à la tête de l'Etat
En fin 2002, la rébellion éclate et la Côte d'Ivoire s'installe dans le chaos. Marcoussis impose un Premier Ministre qui demande 10 milliards supplémentaires pour situer son budget à 16,62. Ce qui fait faire au budget de la primature un bon de près de 155%. Avec ses financements et son propre plan, le Premier Ministre cesse d'être l'administrateur du programme du Président de la République. Il refuse aussi d'être son chargé de mission. Il devient son concurrent, avec des moyens humains et matériels à sa disposition, pour la réalisation de ses propres décisions inspirées de l'esprit et de la lettre des accords de Marcoussis et des arrangements de Kléber. Les conflits de compétences s'installent entre le Président de la République et le Premier Ministre. Le Premier Ministre a son gouvernement et sa pléthore de conseillers, parallèlement à ceux du Président de la République. Il ne s'agit pas de cohabitation mais de bicéphalisme rétrograde.
Les membres du gouvernement sont proposés non par le Premier Ministre, mais par les partis politiques signataires de l'accord de Marcoussis. Les partis choisissent leurs portefeuilles et les militants chargés de les gérer. A partir de ce moment, les ministres ne sont plus responsables devant le Chef de l'Etat et ne rendent compte qu'au président de leur parti d'origine, dont le seul objectif devient la démolition des institutions de la République, l'éviction de Laurent Gbagbo et la prise du pouvoir sans élections et sans avis du peuple. Le gouvernement devient alors pléthorique et son niveau d'incompétence s'élève. Le pouvoir de révoquer les ministres que la Constitution reconnaît au Président de la République lui est contesté. Depuis cette date, personne ne peut virer un ministre sans être accusé de porter atteinte au processus de paix. Ni Seydou Diarra, ni Laurent Gbagbo ni qui que ce soit d'autre, n'a ce droit. Même lorsque les belligérances se taisent sur les fronts militaires, dans les cercles du pouvoir au Plateau, à Abidjan, elles font rage entre la Primature et le Palais Présidentiel d'une part et entre les ministres eux-mêmes de l'autre.
C'est à ce moment que les dérapages se mettent en route. La Constitution étant corrompue, les institutions suivent aussitôt. La corruption se généralise avec ce type de gouvernement dit de "Réconciliation Nationale". Et les refondateurs, qui sont eux aussi des humains, perdent leurs repères et se laissent aller, avec négligence, dans le piège de la mauvaise gouvernance. L'ordre et la discipline qui avaient marqué les premières années de pouvoir de Gbagbo cèdent la place au désordre et à l'indiscipline dès 2003. Le racket, la tricherie aux examens et concours, les pots de vins, les trafics d'influence, l'enrichissement rapide injustifié, qui étaient en train d'être maîtrisés durant les premières années de la Refondation, se déchaînent et se réinstallent comme au temps du parti unique (1960-1990) et avec des allures qui ressemblent à celles de l'ère du multipartisme sans démocratie (1990-2000).
La Refondation devient la Rebfondation. L'ancien régime se rebelle contre les refondateurs, qui bien qu'ayant bloqué et contenu la rébellion militaire et politique, se sont laissés aller à la dégénérescence morale inspirée, en absence de toute autorité, par l'impunité et l'apologie de la mauvaise gouvernance. A l'époque de l'opposition, les refondateurs n'acceptaient pas les atteintes à l'éthique de la démocratie et de la société ouverte. Aujourd'hui, avec la Rebfondation, nous gardons un silence coupable sur les violences faites à l'éthique, quand nous n'applaudissons pas les hauts faits de ces nouveaux "grilleurs d'arachides".
A l'époque, nous envisagions conduire les faussaires et autres criminels devant les tribunaux ; aujourd'hui nous leur dressons la place et nous leur passons le menu pour qu'ils viennent faire ce à quoi nous nous sommes laisser aller : manger. Eux, d'ailleurs, ne demandent que ça pour le moment, à défaut de mieux. Mais ils ne perdent aucune occasion de nous faire savoir qu'ils ont la Refondation dans leur collimateur.
En milliards de fcfa
Président de la République Premier Ministre

2000 -------------------> 16,5 -------------------------------------------> 5,5
2001 -------------------> 19,2 -------------------------------------------> 5,3
2002 -------------------> 22,6 -------------------------------------------> 6,53
2003 -------------------> 28,05 ------------------------------------------> 16,62
2004 -------------------> 39,05 ------------------------------------------> 15,51
2005 -------------------> 36,62 ------------------------------------------> 15,35
2006 -------------------> 36,29 ------------------------------------------> 15,17
2007 -------------------> 36,56 ------------------------------------------> 14,56
Le blues de la République a commencé par celui de la Primature. La crise corruptrice a eu raison de nos corps, de nos âmes et de notre morale. Nous devons le reconnaître et faire en sorte que cette situation de décadence s'estompe et que les dérives vicieuses cessent de nous entraîner vers le côté le plus obscur du pouvoir. Le tableau ci-dessus révèle la course-poursuite de la Présidence de la République face à la Primature. Ainsi, c'est la Primature, sous Seydou Diarra, qui a donné le coup d'envoi: en effet, le budget de la Primature a augmenté de plus de 154% de 2002 à 2003 (donc plus que triplé suite à la rébellion et aux accords françafricains de Marcoussis & Kléber), alors qu'en parallèle, sur la même période, celui de la Présidence de la République n'a augmenté que de 24%. Par ailleurs, il est à noter que depuis l'agression perpétrée contre l'Etat de Côte d'Ivoire en septembre 2002 jusqu'à ce jour, le budget de la Présidence de la République a augmenté en moyenne de 10% par an, alors que, concomitamment, celui de la Primature a évolué au rythme annuel moyen de 17,4%! La perversion de nos m?urs commence par là.
La pierre angulaire sur laquelle repose la thèse des partisans de la recolonisation de la Côte d'Ivoire est donc vacillante et ne résiste pas à une analyse factuelle. La réécriture de l'Histoire est une tâche d'autant plus ardue qu'elle est confrontée à des chiffres et des faits difficilement contestables. La comparaison avec l'Asie a montré la faillite de l'ancien régime. Les nostalgiques d'un autre temps, qui ont fait leurs premières armes à l'école de l'Ivoirité et qui aujourd'hui refusent la mondialisation, à moins qu'elle ne soit encadrée par la francophonie, ne veulent pas tant détruire la Rebfondation que préserver et défendre à tout prix le Pacte colonial qui enchaîne notre pays et bride notre développement. Mais la Rebfondation n'est pas la Refondation. Et cette dernière n'a pas échoué, comme nous venons de le voir.
La Refondation est la grande victime de cette crise. Les faits le démontrent. Il est donc faux d'accuser la Refondation d'être la cause, l'origine ou la responsable de l'état de dégénérescence de notre pays, de nos valeurs et de nos rêves. Des rêves désormais remplis d'idées noires et polluées par des complaintes ahurissantes que l'on entend ressasser à loisir par ceux qui, toute honte bue, crient leur désir de se remettre des chaînes et clament à la face du monde leur blues de la République : "Nous sommes incapables de nous prendre en charge, incapable de nous occuper de nous-mêmes, nous refusons le développement. Alors, tendre et douce France, ne nous abandonne pas, reviens nous prendre pour nous rendre heureux. Nous, ici, nous préférons le bonheur enchaîné plutôt que la liberté qui remet en cause nos certitudes et nos hiérarchies héritées de notre âge d'or." Avec tous ces intellectuels, répétons en choeur le meilleur refrain de ce blues : la colonisation a été l'exploitation de l'homme par l'homme; les indépendances, exactement le contraire.

Pr Mamadou Koulibaly in Fraternité Matin, 04 août 2007

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023