lundi 5 novembre 2007 par Le Patriote

Elubo, petite bourgade ghanéenne. Moins qu'une cité moderne, elle s'apparente plutôt à une commune rurale. Avec ses voies en latérite, qui deviennent subitement boueuses aux moindres gouttes de pluie. De toute évidence, Elubo n'est pas une ville touristique. Cette cité est plutôt réputée pour son marché aux articles peu onéreux et le trafic dense en ce lieu : voyageurs, marchandises divers. On vend tout ici , lance Hervé dit Vetcho, guide des visiteurs et démarcheurs pour les commerçants. Première ville du Ghana, dès que l'on franchit la frontière ivoirienne, Elubo, située à quelques encablures de Noé, bouillonne donc d'activités : circulations par-ci, pourparlers par-là. Nous sommes mercredi: c'est l'un des deux jours de marché dans la semaine. L'autre, c'est samedi , souffle Idriss, également coursier et marchandeur pour les acheteurs. Le marché grouille de monde, particulièrement de femmes. Certaines font tranquillement leurs emplettes, d'autres marchandent d'arrache-pied. On y trouve tout ou presque : des bijoux, des produits cosmétiques, des vêtements, des bijoux, des ustensiles de cuisine Mais Elubo, c'est aussi et surtout un vaste marché de disques (Compact Disques-CD) contrefaits, supports musicaux, audio et vidéo, et de films. C'est ici que beaucoup de personnes viennent d'Abidjan pour se procurer les CD , assure Vetcho. Avant de confier : ça vient du Nigeria ! . Environ, une dizaine de magasins de CD trônent dans le marché d'Elubo. A l'intérieur, les CD sont, pour quelques-uns, soigneusement rangés sur les étals ou étagères, en fonction de leur genre et leur nature : CD, DVD (disque numérique d'une très haute capacité de stockage), albums musicaux, vidéoclips, sitcoms ( Ma famille par exemple). Ils attisent les regards et la curiosité. Y a films et vidéos. Tu veux quel CD ?, s'empresse Mensah, qui tient l'un de ces magasins, d'interpeller le moindre visiteur qui franchit le portillon de sa boutique. Tu veux combien de CD ? Si tu prends beaucoup, je vais diminuer pour toi , poursuit-il avec un accent anglophone très poussé. Les prix, il est vrai, défient toute concurrence. Bien plus, ils sont deux fois moins chers que ceux pratiqués à Abidjan. Le CD de musique est à 500 FCFA l'unité, le film VCD (vidéo CD) à 700 FCFA et le support DVD s'arrachent à 1200 FCFA. Ces CD frauduleux proviennent, selon Mensah Adu, un autre vendeur du Nigeria, puis transitent par Cotonou, Lomé et Accra avant d'arriver à Elubo. C'est la filière sous-régionale de la piraterie. Mais, ils ne sont pas tous fabriqués au Nigeria. Les films viennent souvent de la Chine et de Dubaï. Ils sont débarqués à Lagos et, de là, on les achemine jusqu'ici , confie Razack, un autre vendeur, qui avoue que son fournisseur part régulièrement en Chine et à Dubaï (aux Emirats arabes unis). Toutefois, il précise que les CD musicaux sont, pour la plupart, contrefaits au Nigeria où il existerait, à l'en croire, toute la technologie pour cela . Et les fabricants ne manquent pas d'idées. D'abord, ces produits frauduleux sont fabriqués en série. Ensuite, les pirates prennent la précaution d'imprimer l'effigie de l'artiste et le nom de l'album sur le CD comme si c'était un CD original. Bien plus, les pochettes ne sont parfois que des copies conformes des produits légaux. La différence se situant au niveau du sticker que le Bureau ivoirien du droit d'auteur (Burida) appose sur les ?uvres régulières. Certains pirates prennent même le malin plaisir de napper leur produit d'une pochette portant une copie du sticker. D'Elubo, ces ?uvres frauduleuses sont acheminées vers Abidjan et d'autres villes du pays par un réseau de passeurs, sous le regard quelque peu complice des forces de l'ordre. Quand on a fini de faire nos achats, on parque nos CD dans un carton ou des sacs. On confie le colis à des passeurs qui ont des véhicules particuliers. On leur paye un montant qui est fonction de la taille de la marchandise. Ensuite, ils se chargent de franchir le poste des Douanes et les barrages policiers et militaires en leur glissant des billets de banque. C'est un pacte entre eux et les passeurs , souffle un habitué d'Elubo, sous le couvert de l'anonymat. Ce qu'il ne dit pas, c'est que le propriétaire de la marchandise récupère tranquillement son colis à Abidjan, après avoir, comme lors d'un voyageur ordinaire, traversé les bras ballants, les différents postes des Douanes et de contrôle policier. D'autres revendeurs de CD choisissent simplement, moyennant une contrepartie financière, de confier leurs marchandises à des agents des forces de l'ordre qui se chargeront de les faire passer jusqu'à Abidjan Quand un corps habillé prend la marchandise, il n'y a plus de problème. Tu peux dormir tranquille. Il traversera tous les barrages sans problème. Mais, ils n'acceptent pas tous ce deal. Il faut qu'ils te connaissent vraiment ou que tu sois l'ami d'un de leurs qui te les recommande , appuie notre source.
Hier poumon de la piraterie, la filière sous-régionale est aujourd'hui moins intense. Avec le boom des nouvelles technologies, est née une autre forme de piraterie: le gravage des CD. Il consiste à copier, à partir d'un logiciel, en une fraction de minutes, un CD. Le procédé offre la possibilité de repiquer les données du CD gravé sur autant de supports qu'on veut. C'est la forme la plus grave de piraterie en ce moment , constate Armand Gérard Obou, Administrateur provisoire du Burida.

Le règne du gravage

"Adjamé-Mosquée". En face de l'imposant édifice religieux, domine, dans "le Black Market" (marché noir), un vaste bâtiment peint en bleu nuit, meublé de magasins qui jouxtent le boulevard Nangui Abrogoua. Sur un pan de l'immeuble, on peut lire des inscriptions publicitaires qui font la promotion d'un magasin d'appareils électroménagers. Au-dessus, se trouve un vaste espace, la Dalle, une sorte de no man's land où jonchent, à proximité d'un hangar de fortune, des tables, des bancs, voire quelques tabourets. Mais, les regards sont vite attirés par d'énormes quantités de CD piratés, essentiellement des supports gravés d'albums et de vidéos d'artistes ivoiriens, éparpillés sur des tables pour certains, ou rangés dans des cartons pour d'autres. On y trouve surtout des CD ordinaires, sans la moindre inscription, mais recouverts d'une image scannée de l'auteur de l'oeuvre. Les derniers albums de Soum Bill, Magic System, Espoir 2000, Tiken Jah y pullulent en quantité qui frisent la production industrielle. C'est la fameuse Dalle, où tous les gros revendeurs viennent faire leurs emplettes chaque jour à partir de 5h du matin. C'est le plus gros marché de CD piratés de Côte d'Ivoire , assure Noufou T., vendeur de CD à Koumassi. On vient tous acheter nos CD ici , renchérit Diarra, vendeur à Adjamé. Sur La Dalle, le CD (audio ou vidéo) est vendu à 500 FCFA, voire 400 FCFA l'unité, si la quantité à acheter est importante. C'est le prix en gros. D'ailleurs, ils ne vendent pas en détail. C'est uniquement destiné aux grossistes , remarque Noufou T. En moyenne, plus de 10 000 CD piratés transitent quotidiennement sur cette dalle avant de rejoindre les différents grands points de ventes, notamment La Sorbonne au Plateau, Ficgayo , Siporex et Lavage à Yopougon, Rondpoint de la mairie et Telecel à Abobo, Grand carrefour à Koumassi, le Boulevard Nangui Abrogoua , Liberté à Adjamé. La majorité des vendeurs qui s'approvisionnent sur la Dalle sont fournis par des gars qui y bossent. Là, la méfiance est de mise. Quand ils ne te connaissent pas, ils sont très prudents. Et puis, cette dalle est protégée par les gros fournisseurs , soupire B. Koné, qui y fait ses emplettes pour, selon ses propres termes, alimenter ses petits d'Abobo. Mais au fait, qui alimente la Dalle ? A l'instar de beaucoup de vendeurs de CD, Noufou T. est sans équivoque : Ce sont les étudiants ! . Ce sont eux qui nous livrent les CD gravés. Il n'y a pas de doute là dessus, enfonce A. B, vendeur à Koumassi. Des accusations que corrobore le Commissaire Ouattara Francis, Commandant de la Brigade culturelle, chargée de réprimer la piraterie : Nous avions, après nos investigations, identifié à la Cité universitaire d'Abobo I les chambres où se trouvaient les machines . Profitant de la franchise universitaire, qui leur accorde une certaine protection, les cités universitaires de Cocody (Campus, Mermoz et Cité rouge) se sont transformées, pour la plupart, en des nids de piraterie. Il y a au moins un ordinateur dans une chambre sur trois. Et il ne sert pas toujours à saisir des textes , remarque K. Paul, étudiant. Selon lui, la paupérisation a poussé les étudiants à s'adonner à cette pratique. C'est un commerce juteux qui rapporte de l'argent et quand on sait les conditions difficiles de vie dans les cités, j'avoue que ce n'est pas facile de cracher sur un tel business , commente-t-il. Nous avons, des membres de l'Union et moi, rencontré à deux reprises, dont une fois à Gonzagueville (Port-Bouët), le Secrétaire Général de la FESCI, Serges Koffi. Il nous a confié que c'est la guerre et la pauvreté qui ont amené les étudiants à s'adonner à la piraterie , témoigne Gadji Céli, président de l'Union des artistes de Côte d'Ivoire (UNART-CI). Au campus de Cocody, les étudiants refusent d'endosser entièrement cette responsabilité. C'est vrai qu'on a gravé les CD sur les campus, mais rien ne dit que tous ceux qui s'adonnaient à cette pratique sont forcément des étudiants , se défend A. Konan, étudiant en Lettres modernes. D'ailleurs, poursuit-il, nous avons pris l'engagement de ne plus le faire . Jeudi 26 juillet 2007, sous une pluie tantôt fine, tantôt battante, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d'Ivoire s'engageait solennellement, à travers une signature de Convention avec le Burida, à lutter contre la piraterie devant deux ministres du gouvernement : Komoé Kouadio (Culture et Francophonie) et Cissé Ibrahim Bacongo (Enseignement supérieur et Recherche scientifique). Trois mois après, la piraterie n'a toujours pas disparu des cités. On continue de graver les CD à Mermoz, à la Cité Rouge et au Campus. Seulement, les gens sont un peu plus discrets que par le passé , murmure B.T., étudiant. Pour autant, la Fesci multiplie les bonnes intentions et ne ménage aucun effort pour manifester sa bonne foi . Mardi 4 septembre 2004, elle ouvre les portes des cités universitaires de Cocody, (Cité Rouge et Mermoz) à une délégation mixte composée d'artistes et d'agents du Burida. Objectif : constater que le gravage a effectivement cessé en ces lieux. Ainsi, les visiteurs, conduits par Assa Evariste, Inspecteur général au Burida, parcourent tous les nids des graveurs. Bien plus, ces derniers et les étudiants effacent symboliquement les inscriptions gravure de CD et DVD qui ornaient certains murs. Mes émissaires ont effectivement constaté que les poches de piraterie ont beaucoup disparu. On ne peut plus y faire ce que la FESCI a interdit , confirme Armand Obou, administrateur du Burida. Nous avons effectivement constaté que les étudiants avaient cessé de graver les CD piratés sur cette cité. Ils nous ont montré leur volonté de surseoir à ce commerce frauduleux , appuie Timothée Alao, du groupe Schekina, qui faisait partie de cette délégation.
Qu'à cela ne tienne, toutes les poches de piraterie n'ont pas été neutralisées. Je comprends les efforts de mes camarades, mais les gens continuent de graver les CD dans les résidences universitaires. Soyons réalistes, un commerce aussi juteux ne peut pas disparaître d'un coup de baguette magique , assène un étudiant, qui réside à Mermoz. Hors des campus, quelques personnes continuent de graver tapis dans leur cachette, les ?uvres piratées notamment à Abobo et à Yopougon. A cela s'ajoute les fuites dans les studios. Là, beaucoup de personnes pointent un doigt accusateur sur les arrangeurs. Ce sont des accusations fallacieuses , se défend David Tayorault. Et le célèbre arrangeur de s'interroger : quel intérêt ont les arrangeurs à pirater un travail pour lequel ils sont payés . Quand on fait des travaux, poursuit David Tayorault, on remet toujours une copie aux artistes afin qu'ils aillent s'écouter et apporter des corrections. Et il arrive que certains d'entre eux égarent la bande . La fuite est, selon le musicien, imputable à une inconscience des artistes eux-mêmes qui prennent un malin plaisir à jouer leur ?uvre dans les maquis avant même qu'elle ne soit achevée. L'arrangeur accable par ailleurs les consommateurs : ce sont eux qui font que les pirates existent . Entre-temps, les producteurs n'ont plus le c?ur à l'ouvrage. Nous fonctionnons à perte. Nos chiffres d'affaires ont chuté de 75%. Si j'y suis encore, c'est par passion. Sinon, tous mes confrères ont jeté l'éponge , confie Séry Sylvain, président du Collectif des producteurs et presseurs de Côte d'Ivoire. Alors, bien sûr, face à l'ampleur du fléau, le Burida décrète la grande offensive.

Une lutte à plusieurs facettes

L'administrateur provisoire mise avant tout sur deux options. D'abord, la sensibilisation. En acquérant les supports frauduleux, nous détruisons la création. Nous tuons notre culture et donc l'âme de notre nation. Nous devons tous changer de comportement en consommant les produits licites qui sont mieux présentés avec une durée de vie plus longue , suggère t-il, tout en caressant le désir de convertir les jeunes vendeurs d'?uvres piratées en vendeurs d'?uvres régulières. Pour lui, ces derniers ne sont pas des pirates, car ils ne tiennent pas les ordinateurs : Ils ne demandent que leur pitance quotidienne . Ensuite, il y a la répression qui se traduira par le durcissement de la législation contre les pirates avec une nouvelle loi qui, révèle M. Obou, est en ce moment à l'analyse au Conseil de gouvernement. Des peines d'emprisonnement seront désormais requises aussi bien contre les vendeurs que les consommateurs d'?uvres piratées , prévient Me N'Dri Claver, Conseil du Burida. Preuve de sa détermination, l'institution du droit d'auteur a ouvert, récemment, une instruction judiciaire dans le cadre de la piraterie des derniers albums de Soum Bill et Magic System. Deux ?uvres, qui étaient déjà disponibles sur le marché avant leur sortie officielle. Dans les semaines à venir, la brigade culturelle, qui bénéficiera d'un appui logistique, intensifiera ses descentes musclées sur le terrain.
Le Burida entend, par ailleurs, mettre sur pied une police numérique qui combattra le téléchargement illégal. Il projette aussi bâtir avec le concours des presseurs et distributeurs, un nouveau réseau de distribution qui aura la particularité de rendre plus accessible (aux consommateurs) les produits légaux. Cela se matérialisera par l'installation des kiosques Burida dans le pays. Le tout premier spécimen a été déjà installé sur le campus. Aussi, des efforts non négligeables ont été consentis, notamment la baisse du prix de vente du CD original qui est passé de 10 000 à 3000 FCFA. Nous sommes en train d'assister à la destruction de notre nation. L'Etat ne doit pas laisser détruire la création , soupire Armand Obou. Hélas, la volonté politique se fait encore désirer
Réalisée par Y. Sangaré

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