vendredi 5 octobre 2007 par Fraternité Matin

Des livres et des documentaires, dont "Tuez-les tous !" (1), réalisé en 2005, ainsi qu'une commission d'enquête de citoyens, avaient déjà évoqué cette implication française, suscitant, en France, l'indignation des milieux militaires et du renseignement. L'ordonnance du juge Bruguière représente donc le point culminant d'une douloureuse polémique, et elle suscite plusieurs questions. La première porte évidemment sur l'éventuelle partialité de l'instruction du magistrat français. Sur les cinq hypothèses qui s'offraient à lui, il n'en a retenu qu'une seule: démontrer la responsabilité du FPR dans l'attentat. A cet effet, depuis son bureau parisien, le juge a privilégié les témoins qui confortaient sa thèse: 1. Des officiers de l'ancienne armée rwandaise qui comparaissent aujourd'hui devant le TPIR, où ils sont accusés de génocide; 2. Le capitaine Paul Barril- l'ancien patron du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), qui se rendit en mission au Rwanda, en mai 1994, pour le compte de la veuve Habyarimana mais qui, suivant ses propres dires, se serait trouvé également à Kigali en avril, soit au début du génocide; et 3. Des transfuges du FPR réfugiés en Europe et aux Etats-Unis.
Retenu par le juge comme un témoin majeur, le plus loquace de ces transfuges est le major Abdul Ruzibiza, que nous avions rencontré à Kampala en juin 2003.
Il a été présenté à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, services de renseignement français) par les services de sécurité ougandais. Il fut amené à Paris, communiqua son témoignage au juge Bruguière, puis reçut l'asile politique en Norvège, où il réside toujours. Ses supérieurs hiérarchiques au sein de l'armée rwandaise, dont le général Kabarebe, assurent que M. Ruzibiza, un assistant infirmier formé sur le tas, se trouvait à Byumba, dans le nord du pays, en avril 1994 et que, vu son rang hiérarchique, il est exclu qu'il ait jamais participé à une réunion de l'état-major du FPR. Surtout, M. Ruzibiza ne craint pas de se contredire: alors qu'il avait initialement assuré faire partie du " Network commando", auteur de l'attentat, il affirme aujourd'hui qu'il n'était qu'un technicien infiltré, chargé d'effectuer des patrouilles de reconnaissance sur la colline de Massaka, d'où fut effectué le tir (2). Il reconnaît ne s'être entretenu qu'une heure avec le juge d'instruction français.
Un autre témoin, M. Emmanuel Ruzigana, s'est quant à lui récusé. Après la publication de l'ordonnance, il a écrit au magistrat pour préciser: "Vous m'avez faussement attribué l'appartenance à ce "Network commando", un groupe dont j'avais d'ailleurs nié l'existence." Ce sont cependant les dépositions de ces deux témoins-clés qui ont permis au magistrat de conclure qu'un commando du FPR, parmi lequel deux tireurs, quitta le siège du Parlement rwandais, où un détachement de six cents homme du FPR était cantonné, prit position dur la colline de Massaka pour y guetter l'arrivée de l'avion présidentiel, puis, l'opération terminée, regagna sa base en taxi. Non sans avoir abandonné sur les lieux du crime deux lanceurs qui permirent ensuite d'identifier les deux missiles utilisés, des SAM-16 d'origine russe, qui auraient été mis à la disposition du FPR par son allié ougandais.
Si le juge français s'était rendu en commission rogatoire sur le terrain, il aurait découvert que la colline de Massaka se trouve dans le prolongement de la piste de l'aéroport et du camp militaire de Kanombe, et qu'elle était à l'époque un fief de la garde présidentielle de Habyarimana, composée des "durs" du régime. Sur place, des témoins lui auraient signalé qu'au moment des faits, sur les quelques kilomètres séparant le Parlement du lieu présumé du tir, pas moins de sept barrages avaient été érigés, où cette garde présidentielle, en situation d'alerte maximale, contrôlait sévèrement l'identité des passants et fouillait les véhicules. Comment des Tutsis, physiquement fort reconnaissables, auraient-ils pu tout d'abord quitter sans encombre l'enceinte du Parlement rwandais, gardée par les casques bleus de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar), puis franchir tous les postes de contrôle tenus par leurs pires ennemis? A supposer qu'ils soient arrivés vivants à Massaka, ils auraient alors dû se dissimuler entre l'orphelinat Sainte-Agathe - qui abritait des protégés de l'épouse du président et qui était défendu par la garde présidentielle - et le lieu-dit La Ferme, un domaine appartenant également au chef de l'Etat où seuls avaient accès la garde présidentielle et des militaires français. Les deux voies d'accès à Massaka (la route (Kigali-Kibungo et une voie adjacente), hérissées de points de contrôle, longeaient toutes deux des marécages infranchissables en voiture.
La provenance présumée des missiles est un autre sujet de polémique. Le juge, qui s'est rendu à Moscou dans le cadre d'une commission rogatoire, assure avoir pu identifier un lot de quarante missiles fabriqués en ex-URSS et livres à l'Ouganda. Le président ougandais Yoweri Museveni les aurait ensuite cédés au FPR. Le rapport d'identification et les photographies des lance-missiles sont tirés des documents produits par la mission d'information du Parlement français. L'ennui, c'est qu'après avoir expertisé ces photographies et constaté que les missiles se trouvaient toujours dans les lanceurs et n'avaient donc pas été tirés, la mission avait conclu à une probable manipulation.
De plus, ces conclusions ne tiennent pas compte des informations communiquées au tribunal d'Arusha lors du procès du colonel Bagosora, considéré comme le "cerveau du génocide". Des documents produits à cette occasion démontrent que, dès 1992, l'armée gouvernementale rwandaise, craignant une attaque aérienne venue d'Ouganda, tentait désespérément d'acquérir des missiles sol-air et avait et avait constaté plusieurs fournisseurs. Une offre détaillée, venue du ministère de la Défense égyptien, proposait un lot de cent missiles et de vingt lanceurs, provenant de l'ex-URSS et de Bulgarie. S'il a toujours été dit que les forces gouvernementales ne possédaient pas de missiles et n'avaient pas appris à s'en servir, il est dorénavant établi qu'elles avaient cherché par tous les moyens à s'en procurer.
Par ailleurs, dans une conférence de presse tenue le 31 novembre 2006, le porte-parole du TPIR, M. Everard O'Donnell, semble infliger un cinglant démenti à l'ordonnance du juge Bruguière. Rappelant tous les jugements déjà rendus par le TPIR, il souligne qu'à chaque fois les juges ont conclu à la réalité d' " une conspiration planifiée et systématiquement organisée dans le but de commettre un génocide ". Les assassinats puis les tueries, qui avaient déjà commencé avant le 6 avril en certains endroits, ne peuvent donc être considérés comme une " réaction spontanée " à l'assassinat du Président Habyarimana
Le porte-parole du TPIR rappelle, lui aussi, que la colline de Massaka et le lieu du crash de l'avion étaient à l'époque contrôlés par la garde présidentielle et que cette dernière empêcha tout le monde, y compris des casques bleus belges, d'accéder à l'épave de l'avion. Le porte-parole souligne également que, par la suite, les lanceurs des missiles, après avoir été retrouvés, furent confiés au ministère de la Défense du gouvernement intérimaire, sous l'autorité du colonel Bagosora, qui les envoya à Gisenyi, à la frontière congolaise. De ces divers témoignages, il est aisé de conclure que, si le FPR avait effectivement la possibilité d'avoir des missiles en sa possession, les forces gouvernementales pouvaient elles aussi en avoir fait l'acquisition. Et que, s'il devait être établi qu'elles ne disposaient pas de tireurs d'élite dans leurs rangs, elles auraient alors pu recevoir l'aide technique d'experts étrangers. C'est. précisément le témoignage que, depuis douze ans, répète le Belge Paul Henrion.
Ancien militaire reconverti dans les travaux publics, cet homme, qui a vécu plus de trente ans au Rwanda, avait gardé ses entrées dans le domaine présidentiel. Il se rappelle que, passant à Massaka le 6 avril au matin, il avait remarqué que des militaires avaient pris position, dotés d' un canon antichar. Revenant sur les lieux en début de soirée, il releva que ces hommes étaient toujours là, observant le ciel. II releva alors un détail qui l'avait déjà frappé le matin: ces hommes, en tenue de la garde présidentielle, portaient cependant leur béret d'une façon inhabituelle, l'inclinant sur la droite comme il est d'usage dans les forces françaises, alors que les Belges et les Rwandais inclinent leur béret sur la gauche. Depuis lors, il se pose la question: des étrangers se seraient-ils dissimulés dans les rangs de la garde présidentielle (3) ?
A la lecture de l'ordonnance du juge Bruguière, il est également frappant de constater que ce texte, fruit de huit années de travail, comporte de nombreuses erreurs, mineures peut-être mais qui indiquent une certaine légèreté: le sigle de la Radio- Télévision des Mille Collines, qui encourageait à tuer, n'est pas correctement écrit, les miliciens hutus interahamwe deviennent des "interahawe ", tandis que la plupart des prévenus, hauts dignitaires du rwandais. sont présentés comme "de nationalité inconnue ". Pourquoi le juge Bruguière a-t-il choisi de publier en novembre 2006 une enquête bouclée depuis deux ans, déjà largement médiatisée en violation du secret de l'instruction, et qu'il n'a pas modifiée en tenant compte des nouvelles informations en provenance d'Arusha?
Se préparant à quitter la carrière judiciaire, le magistrat, qui envisage de se présenter aux prochaines élections législatives françaises des 10 et 17 juin 2007 sur les listes de l'Union pour un mouvement populaire (UMP), aurait-il décidé de clore tous ses dossiers, dont l'enquête rwandaise ?
COLETTE BRAECKMAN
(1) Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, Tuez-les tous!, Dum Dum Films et la Classe américaine, 2004
(2) Libération, Paris, 28 novembre 2006
(3) Le mobile supposé des Français est le suivant: le président Habyarimana, sous la pression
internationale, avait fini par accepter qu'un gouvernement de transition soit constitué. S'y seraient retrouvés des ministres issus du FPR. Cet accord aurait ouvert la voie à la réforme
de l'armée, où 40% des effectifs des soldats mais surtout des officiers, seraient venus du FPR. Plus jeunes, mieux formés, plus combatifs, ils auraient rapidement pu supplanter des officiers comme M. Bagosora et d'autres, leur présence aurait surtout empêché certains trafics par le clan présidentiel et scellé le départ définitif des "coopérants militaires" français, qui avaient fini par épouser la cause rwandaise. A Kigali, à la veille du 6 avril, beaucoup d'observateurs pressentaient cette "reddition" d'Habyarimana et craignaient que ses jours ne soient comptés. Ce qui explique pourquoi la responsabilité de l'attentat fut attribuée aux milieux extrémistes hutus, qui liquidèrent au plus vite tous les Hutus modérés qui auraient pu mettre les accords
en application.

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023