vendredi 5 octobre 2007 par Fraternité Matin

Les neufs mandats d'arrêt lancés par le juge Jean-Louis Bruguière à l'encontre de personnalités liées au pouvoir rwandais - accusées d'avoir sciemment déclenché le génocide de 1994 - ont provoqué la rupture des relations entre Paris et Kigali, le 25 novembre 2006. Certains des faits sont d'autant plus difficiles à établir que le Rwanda s'arc-boute sur l'histoire officielle et que la France cherche à faire oublier ses liens, militaires et personnels, avec le régime raciste de l'ex-président Juvénal Habyarimana. Kigali a osé. Après douze années de retenue dissimulant mal la méfiance sinon la détestation, le gouvernement rwandais a rompu les relations diplomatiques avec Paris à la mi-novembre 2006. Les ambassadeurs ont été rappelés, le centre culturel français a mis la clé sous la porte, l'école française a fermé. La presse locale a traduit les sentiments officiels, où la ranc?ur le dispute à l'indignation. Motif de la rupture: l'ordonnance du Juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, transmise au parquet de Paris le 17 novembre et lui demandant d'émettre neuf mandats d'arrêt internationaux contre des membres de l'entourage du président rwandais Paul Kagamé. Jusqu'à présent, Paris s'est contenté de prendre acte de la rupture, en rappelant le principe de la séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. Pourtant, dans le cas présent, au Rwanda comme en France, on peut douter de la réalité de cette séparation..
Parmi les personnalités visées par M. Bruguière se trouvent le général James Kabarebe, chef d'état-major de l'année, M. Faustin Nyamwasa Kayumba, ambassadeur du Rwanda en Inde, M. Charles Kayonga, chef d'état-major de l'armée de terre, et plusieurs militaires ou hauts fonctionnaires. Si le parquet a suivi le juge, il a toutefois refusé d'engager des poursuites contre le chef de l'Etat rwandais lui-même. Les "inculpés" se verront imposer des restrictions sur leurs déplacements à l'étranger et particulièrement dans les pays européens.
Depuis 1998, à la demande des familles des trois membres de l'équipage français, le juge antiterroriste est charge d'une instruction sur l'attentat contre l'avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, abattu le 6 avril 1994, à 20h30, alors que, revenant de Dar-es-Salaam (Tanzanie), il était en phase d'approche au-dessus de l'aéroport de Kanombe (Kigali). Dans les semaines qui suivirent, un million de Tutsis - et de Hutus modérés qui s'opposaient au génocide,- seront massacrés.
En huit ans, le juge a procédé à cinquante auditions, dont il livre la synthèse dans une ordonnance de soixante-quatre pages où il conclut à la possible implication de M. Kagamé. A la tête du Front patriotique rwandais (FPR), celui-ci dirigeait à l'époque l'opposition armée au régime Habyarimana. Allant plus loin que le simple énoncé des faits, le juge émet une considération très politique: il estime que le général Kagamé, en choisissant l'option de l'attentat, "avait délibérément opté pour un modus operandi qui, dans le contexte particulièrement tendu du Rwanda, ne pouvait qu'entraîner, en réaction, des représailles sanglantes".
En d'autres termes, le raisonnement du magistrat français, déjà développé à l'occasion de "fuites" dont avaient bénéficié le journaliste Stephen Smith (en mars 2004) et l'écrivain Pierre Péan (en 2005)(1), tient en trois points; 1. A la tête du FPR, composé d'exilés tutsis opérant depuis l'Ouganda, le général Kagamé a donné l'ordre d'abattre l'avion de son ennemi; 2. Cet attentat a donné le signal de départ du génocide; 3. Son intention était de prendre le pouvoir à tout prix même s'il savait que les Tutsis vivant à l'intérieur du Rwanda risquaient d'être victimes de tueries. En définitive et en conclusion, M. Kagamé et les siens sont donc les véritables responsables du génocide des Tutsis. CQFD.
Il n'est pas surprenant que ce syllogisme ait provoqué l'indignation de Kigali. Si la thèse du juge Bruguière était retenue, elle pourrait alimenter le ressentiment des rescapés, en laissant entendre que les Tutsis qui vivaient au Rwanda avant la pris du pouvoir par le FPR auraient été délibérément sacrifiés. Cette thèse porte également atteinte aux fondements mêmes du régime : rappelant régulièrement le refus d'intervention de la "communauté internationale" en 1994, le FPR se prévaut d'avoir mis fin au génocide et d'avoir défait militairement les forces qui l'avaient mis en ?uvre. Il revendique aussi d'avoir banni de la nouvelle Constitution rwandaise les références ethniques, qualifiées de "divisionnistes". En outre, la volonté d'assurer la sécurité des citoyens rwandais et d'empêcher tout retour offensif des "forces génocidaires" a incité l'armée rwandaise à porter la guerre en République démocratique du Congo (RDC), pays voisin, et à occuper durant plusieurs années de larges portions de son territoire. Estimant que les tribunaux militaires nationaux, qui ont déjà sanctionné des crimes commis par des soldats et des officiers du FPR, représentent une instance suffisante, et refusant de mettre sur le même plan des actes de génocide et des actes de guerre, Kigali a toujours refusé que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) d'Arusha (Tanzanie) se saisisse d'exactions ou de tueries commises par les troupes du FPR en 1994 ou durant la guerre en RDC, et n'a jamais hésité à exercer des pressions sur la Justice internationale, par exemple en retenant des témoins convoqués à Arusha.
Kigali refuse de considérer l'action du juge Bruguière comme une initiative judiciaire isolée. Malgré les efforts de .rapprochement déployés par le dernier ambassadeur de France à Kigali, M. Dominique Decherf, en accord avec le ministère français des Affaires étrangères, le Rwanda estime que, depuis douze ans, la France a non seulement maintenu sa coopération au niveau minimum (2 millions d'euros) mais également tenté de saboter le nouveau régime, entre autres, en le dénigrant auprès des institutions financières internationales et en écartant de nombreuses offres de médiation africaines.
Du point de vue français, il est évident que le Rwanda demeure un enjeu sensible. La polémique autour de l'attentat contre l'avion présidentiel, qui a connu des rebondissements saugrenus, comme la découverte (démentie par la suite) de la boîte noire de l'avion dans un placard de l'immeuble des Nations unies à New York, tend quelquefois à occulter une question beaucoup plus fondamentale: l'appui apporté par armée française aux forces qui ont commis le génocide. Selon Gabriel Périès et David Servenay (2), cet appui s'est intensifié après le déclenchement de la guerre de 1990, mais il avait été précédé par une formation idéologique au cours de laquelle des maîtres d'?uvre du génocide, comme le colonel Théoneste Bagosora, avaient étudié à Paris les mécanismes de la lutte antisubversive. Il apparaît que, durant la guerre (1990-1994) menée par le FPR contre le régime Habyarimana, des militaires français ont armé et entraîné les forces gouvernementales et que, malgré les accords d'Arusha, en août 1993, des "coopérants militaires français" sont restés dans le pays. En 1998, les conclusions d'une mission d'information parlementaire dirigée par M. Paul Quilès ont largement exonéré Paris des accusations de soutien aux forces génocidaires, sans éteindre pour autant la polémique.
Celle-ci risque d'être relancée par de nouvelles révélations faites par des témoins rwandais devant une commission d'enquête nationale chargée, suivant l'intitulé officiel (et sans équivoque sur les intentions des enquêteurs), de "déterminer l'implication de la France dans le génocide". Au cours des séances publiques qui se sont déroulées à Kigali en décembre 2006, d'anciens membres des forces gouvernementales ou des miliciens ayant participé au génocide ont déclaré que des, "instructeurs français" les avaient formés au maniement d'armes comme des mortiers, mais aussi au combat à mains nues ou à l'arme blanche. Ils ont assuré, exemples à l'appui, que les livraisons de matériel militaire venu de France se sont poursuivies durant le génocide, via la ville congolaise de Goma, et ils ont expliqué longuement les ambiguïtés de l'opération "Turquoise" (3), pendant laquelle des tueries se sont poursuivies, sur la colline de Bisesero entre autres.

Par Colette Braeckman
Journaliste, Le Soir (Bruxelles)
in Le Monde Diplomatique
n° 634 de janvier 2007
(1) Le Monde, mars 2004;
Pierre Péan, Noires fureurs,
Blancs menteurs, Mille et une nuits, Paris, 2005
(2) Gabriel Périès et David Serveny, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, Paris, parution le 25 janvier 2007
(3) Officiellement,l'opération Turquoise?, décidée avec l'aval des Nations unies en juin 1994, avait un objectif humanitaire. Cependant, l'action de l'armée française a toujours été contestée: elle aurait en réalité ralenti la marche du FPR, qui mettait fin militairement aux massacres, et permis l'évacuation des criminels.

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