samedi 29 septembre 2007 par Fraternité Matin

Fraternité Matin continue de rendre hommage à Bernard Ahua, décédé cette semaine à Paris. Depuis que des amis ont insisté, Charles Diagne en particulier, pour que je rende ce petit témoignage-hommage à Bernard Ahua, la douleur de son accablante disparition a presque cédé le pas au malaise de me dépeindre moi-même, en contre-jour. S'il est vrai que tout discours, au-delà de son objet, projette naturellement le moi de son propre émetteur, cela ne manque pas d'indisposer quand on doit s'obstiner à y être présent alors que l'objet doit en être un autre, et en l'occurrence un mort. Or Bernard et moi avons eu une séquence de nos parcours professionnels si imbriquée qu'il n'est pas possible de parler de lui sans m'entêter, je le crains, à me projeter moi-même. Comment y échapper?
Bernard était mon confrère. Si je suis arrivé à Fraternité Matin avant lui, cela n'a dû être que de quelques semaines, peut-être même de quelques jours. C'était en 1975. Nous étions étudiants. J'avais effectué un stage de vacances dans l'entreprise comme rédacteur. Cela n'avait duré qu'un mois. Mais, à la rentrée universitaire, les professionnels de théâtre de l'INA donnaient au Théâtre de la cité Les tribulations de frère Jero, une pièce de Wole Soyinka, et j'avais pris sur moi d'en rédiger une critique pour le journal. Guy Kouassi était alors lecteur et correcteur de tous les papiers proposés à la publication. Il était redouté pour l'exigence qu'il requérait de tous les rédacteurs, y compris d'ailleurs de lui-même. On n'était pas loin d'invoquer la cruauté de ses avis. C'était lui qui, contre toute attente, allait chercher à me voir pour m'encourager à continuer de publier des articles. Comme pigiste.
Je serais ainsi, à partir de ma deuxième année à l'université, en permanence partagé entre mes études et le journalisme. Et c'était là que j'allais rencontrer ce jeune homme à la crinière abondante, au rire gras sans doute parce qu'il fumait un peu, qu'on sentait certes timide comme nous tous qui commencions, mais déjà sûr de lui dans l'exposé de certaines de ses opinions.
Nous étions deux personnalités opposées mais complémentaires. Je ne cachais pas la timidité du fils de paysan et de l'ancien séminariste, dont l'enfance avait été épargnée de toutes les turbulences de la ville. Il ne cachait pas l'assurance du petit Abidjanais qui en avait vu d'autres et n'était pas prêt à s'en laisser conter. Comme moi, il s'intéressait à l'actualité culturelle. Et il voyait qu'à Fraternité Matin, il y avait une relève à prendre, alors que Guy Kouassi, chef incontesté du service culturel du journal, ne désirait plus rien écrire sur la culture africaine, contrarié par une réaction plutôt vive de Bernard Dadié à propos d'une critique hardiment commise par le journaliste sur Béatrice du Congo.
Si le patron du service culturel m'avait adoubé presque spontanément, il n'avait pas montré le même enthousiasme à l'égard de Bernard, qui avait dû batailler dur pour le convaincre. Du moins n'ai-je pas senti dans leurs premières rencontres, le même empressement, l'élan que l'aîné m'avait manifesté. Il est vrai qu'un étudiant en deuxième année de droit paraissait peut-être moins préparé à commenter l'actualité culturelle qu'un étudiant en deuxième année de lettres modernes. Mais Bernard avait su faire comprendre et admettre à la rédaction que la culture ne se limitait pas à l'actualité des livres et à la saison théâtrale. Il y avait aussi, dans le domaine de la musique, un foisonnement et une créativité que la presse ne pouvait pas ignorer et tenir sous le boisseau. Il avait les moyens pour en parler, étant lui-même un immense mélomane et un pianiste amateur. C'était par ce biais qu'il allait s'imposer. Ainsi, était-ce lui qui allait faire entrer la musique sur les pages culturelles de Fraternité Matin. Il savait apprécier ce qu'il y avait de suave chez les pionniers, que ce fût Mamadou Doumbia, Allah Thérèse, Amédée Pierre, Lougah François ou Ernesto Djédjé. Mais il avait été également l'accompagnateur des plus grands créateurs de notre génération, les Aïcha Koné, Reine Pélagie, Jimmy Hyacinthe, Bailly Spinto, Cheick Smith, Jess Sah Bi, Waby Spider. Après une licence de lettres à l'université d'Abidjan et une formation de deux ans à l'École supérieure de journalisme de Lille, j'avais été nommé assez rapidement chef du service culturel, en remplacement de Guy Kouassi qui s'était recentré presque exclusivement sur la critique de films et commettait à l'occasion quelques papiers d'humeur sur le sport. Nous serions alors trois larrons dans le service culturel, Bernard Ahua, Kinimo Kanga Man Jusu et moi-même. La Page des Arts avant nous ne représentait qu'une page et deux colonnes du journal, paraissant tous les mardis. Nous étions assez gourmands pour réclamer qu'elle fût étendue à quatre voire cinq ou six pages parfois. Une répartition implicite avait amené chacun de nous à s'occuper du domaine de la culture où il excellait. Bernard suivait l'actualité de la musique, Kinimo celle des faits culturels en général, et moi celle du livre. Les secteurs d'intervention de chacun étant ainsi balisés, il n'y avait entre nous aucun risque de rivalités mesquines. Au contraire, nous faisions assaut d'ardeur au profit de la qualité du service qui nous était confié. Peut-être étions-nous mus par le désir, sans nous l'avouer, de montrer au rédacteur en chef Auguste Miremont et à Guy Kouassi, qu'ils n'avaient pas eu tort de faire confiance aux jeunes. Bernard serait bientôt le premier journaliste de Fraternité Matin à introduire un ordinateur personnel à la rédaction. Guy Kouassi m'a rappelé l'autre jour combien il avait été bluffé de voir ce jeune homme s'installer devant un écran, et y faire défiler son texte signe après signe, à un moment où l'imprimerie de l'entreprise rognait encore au format A4 des feuillets normalisés sur lesquels les journalistes devaient calibrer leur papier écrit à la main. Cet attachement à l'ordinateur, à l'époque un gadget, était paradoxal chez un homme qui, à la même époque, refusait mordicus d'accorder le moindre intérêt à la voiture. Pendant longtemps, Bernard était resté sans savoir conduire. Et c'était la charmante Florence qui lui servait de chauffeur jusqu'au jour où elle-même devait être chauffée? comme on dirait sur certain espace francophone, pour aller expulser à la clinique leur premier rejeton. D'ailleurs pour l'aîné comme pour le second de leurs enfants, ce sera Laurent Gbagbo, chez qui le couple s'était rencontré, qui conduira la parturiente à l'hôpital
Il était arrivé à Bernard, en ce temps-là, d'ouvrir l'un ou l'autre des romans dont je faisais la critique sur la Page des Arts et Lettres. Et je l'avais vu s'extasier alors sur un récit qu'il avait apprécié mais dont il ne se sentait pas la capacité de parler avec expertise. Je crois que cela avait installé en lui une estime de mon travail qui ne le quitterait jamais. C'était d'ailleurs avec une attention critique mais somme toute déférente qu'il me voyait ces dernières années tenter de gravir, à travers ma biographie d'Houphouët, les abruptes parois du redoutable contrefort qu'a été, comme aurait dit Camus, le premier homme. J'ai appris, cette semaine, la nouvelle de la disparition de Bernard sans avoir été particulièrement surpris. Chaque fois que je l'avais vu à Paris ces dernières années, je ne l'avais pas quitté avec beaucoup d'illusions sur son futur. Non pas qu'il m'eût parlé du mal qui le rongeait, mais je comprenais bien le message que traduisait l'attitude qu'il laissait percevoir. C'est Guy Kouassi qui m'a inspiré l'autre jour la formulation de ce que j'éprouve au plus profond de moi-même aujourd'hui: chanter l'Alleluia plus que le De profondis. En effet, j'ai beau associer cette disparition à celle de Coffie Ama, s?ur aînée de Bernard il y a seulement trois mois, cela n'y change rien. J'ai fini par renoncer à m'attrister. Après tout, ne sommes-nous pas des croyants, merde !

par Frédéric GRAH MEL
Journaliste écrivain

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