samedi 29 septembre 2007 par Le Nouveau Réveil

Depuis le mardi 25 septembre, la nouvelle, mauvaise, du décès de Bernard Ahua, a été rendue publique. Le premier hommage au disparu a été publié par Michel Koffi de Fraternité Matin. C`est mon frère cadet - le signaler, ne relève nullement d`un acte de filouterie. C`est un papier qui, en même temps qu`il situe correctement Bernard Ahua dans son temps, souligne, adroitement, la tragédie des hommes doués, talentueux, mais qui disparaissent, souvent, presque dans l`anonymat. Nous disons, ``presque``. Car, nous n`avions jamais oublié Bernard Ahua ; nous autres, jeunes pigistes des années 1980, à Fraternité Matin, plus précisément, du service Arts et Culture.
Pour ce qui me concerne, Bernard Ahua compte au nombre de ceux qui, en plus de mon frère aîné Charles Koffi (journaliste décédé - paix à son âme !), m`ont amené au journalisme - le premier métier que j`ai appris. C`était au tout début des années 1980, précisément, en septembre 1980. L`homme (Bernard Ahua) était déjà, dans ces années là, une plume de référence ; notamment dans le domaine des Arts et de la Culture. Mais, il avait commencé à s`intéresser à d`autres domaines de l`activité journalistique - notamment les faits de société, laissant ainsi, et progressivement, le service culture aux mains de Frédéric Grah Mel et Kinimo Man Jusu, qui furent alors mes encadreurs. On peut le dire, sans nullement altérer l`auréole des deux derniers cités : Bernard Ahua et, avec lui, Guy Kouassi, demeuraient les ombres fortes et tutélaires du ``service Culture`` de la maison. Le dernier était un féru de poésie et de musique classique, européenne. C`est à lui que les amateurs de (belle) poésie doivent d`avoir découvert le superbe poème lyrique " A Josaphat 1 ", de Michel Aka Bonny, publié dans la rubrique " Poète, prends ta cora "..
Bernard Ahua fut de tous les grands débats intellectuels et médiatisés, de portée universitaire, de ces années 1980. Un des plus mémorables demeure celui sur la drummologie du Pr Georges Niangoran-Bouah. Gbagbo Laurent (qui entama l`offensive2), Bernard Zadi, Ekanza, Bernard Ahua, Kinimo Man Jusu, entre autres, gratifièrent, en ces temps-là, l`intelligentsia de notre pays de belles et farouches empoignades théoriques autour de cette question. C`était une époque où il y avait encore de la place pour la pensée, dans notre pays. Et les gens pensaient, réfléchissaient, effectivement. C`était surtout une époque où le journaliste était un membre à part entière, de l`intelligentsia du pays. Passe et passe le temps !...
Ex-étudiant de la faculté de droit, mais très ouvert aussi aux lettres pures ainsi qu`à la philosophie, à la sociologie, au cinéma, à la photographie, et à la musique (qu`il avait pratiquée), Bernard Ahua avait en lui, un potentiel réel d`éclectisme. C`est tout ce bagage de savoir qui lui permettait d`intervenir, avec efficacité, dans divers domaines de la réflexion intellectuelle, et des Arts, notamment la musique.
Musique : pop et jazz
A l`instar de nombreux adolescents urbains de son temps, Bernard Ahua avait connu la fièvre de la pop musique. Si les Beatles sont sa référence, Santana, Temptations et, surtout, Hendrix et Pink Floyd, le fascinent par les explorations sonores qu`ils proposent aux adeptes du psychédélisme. Mais il s`intéresse aussi et même beaucoup, au jazz ; notamment à Chick Corea, Wayne Shorter, Winston Marsalis, Miles (évidemment), Count Basie, Dizzy Gillespie et Coltrane. Côté guitare, George Benson et même Joe Pass, ne semblent pas l`émouvoir ; et il leur préfère Kenny Burrel (be-bop), John Mac Laughlin (free jazz) et, surtout, Django Reinhardt ! Les moustaches de Bernard Ahua sont, d`ailleurs, inspirées de celles du guitariste manouche à qui il ressemble beaucoup, de visage. Observez bien, et vous le constaterez!
Il s`est initié, bien évidemment, à la pratique de la musique. L`instrument dont il apprit à jouer est le piano. Ce n`est pas l`instrument privilégié des fils de pauvres, ni des tennagers de son temps (en général bassistes ou batteurs). Ce ne sera pas, non plus, la pop music qui l`attirera, mais le jazz ; plus nettement, le be-bop et le blue-note. Il écoute beaucoup Jimmy Smith et Rhoda Scott, lit de nombreuses revues de jazz, auxquelles il s`abonne : Jazz Magazine, Jazz Hot. Il figure ainsi au nombre des premiers étudiants musiciens qui créent, en 1975, la section blues-jazz du Campus orchestra qui deviendra, quelque temps après, l`Orchestre de l`Université d`Abidjan (OUA). Ses compagnons de scène s`appellent : Alexandre Kokoa (étudiant en médecine), Konaté Lamine, alias Chuck (guitare), Zéna Bizimine, (étudiant en droit, aujourd`hui magistrat au Congo démocratique) à la basse ; Albert Djessou3, Gustave Guiraud (batterie), Gisèle Quo Gaudens 4 (piano) C`est, muni de ces connaissances, qu`il peut assumer, avec aisance, le rôle de critique en musique, quand il débarque véritablement à Fraternité Matin. Il signe des articles de références heuristiques : on a encore du plaisir à relire son superbe papier sur " L`histoire de l`introduction de l`orgue dans le jazz ", publié au cours de ces mêmes années 1970. Ses reportages sur les événements musicaux en Côte d`Ivoire, restent mémorables ; entre de nombreux autres qui me sont restés à la mémoire, celui qu`il a écrit sur le fameux concert du génial Georges Diby5, et de ses " Mewlessels " - ceux qui savent faire ; concert donné sur le perron du rectorat de l`Université d`Abidjan, en 1978. Ce papier réunit, selon moi, toutes les qualités du reportage sur un événement musical. Un article à enseigner dans les écoles de journalisme ou, au moins, les services culturels des rédactions de la presse écrite Bref, Bernard Ahua s`impose alors, dans le milieu musical ivoirien, comme un agent incontournable dans la promotion d`un artiste-musicien. Jimmy Hyacinthe, Bailly Spinto, Cheick Smith, Aïcha Koné (qui aura beaucoup souffert de ses critiques acerbes certes, mais avisées) ; Ernesto Djédjé, Reine Pélagie, Seydou Zombra, Lionel Fibbs, Kassy Perpétue, Fax Clarck, Boncana Maïga, Manu Dibango, Daouda, Déka Koma, Jeanne Agnimel, comptent au nombre de ses amitiés. Les grands producteurs de la place (François Konian, Jimmy Idriss, Badmos, Mel Théodore), le consultent aussi. François Konian, surtout, n`hésite pas un seul instant à lui faire appel, en même temps qu`à Roger Fulgence Kassy, pour le lancement, à la télé, du premier album de Nayanka Bell, en 1984. Tous (musiciens, producteurs, impresarios), le respectent, le craignent même. Et, pour nous autres jeunes musiciens de l`époque et critique en herbe, il représentait le modèle, par excellence, du journaliste culturel C`est sa voie que j`ai empruntée, quand j`ai dû prendre la relève, sur ce terrain, à Fraternité Matin, au cours des années 1980 : technique de commentaire et d`analyse des productions discographiques ; entretiens de relations dans le milieu musical ; visite aux musiciens en studio ou en atelier ; conduite d`une interview d`un artiste-musicien, etc. Nous avons emprunté tout cela de Bernard Ahua ; moi, ainsi que ceux de ma promotion de critique musical à Fraternité Matin : Momo Louis, Gustave Guiraud, et notre cadet, Luc-Hervé Nko. Signalons que, à l`instar de Bernard Ahua, notre modèle, nous étions (nous le sommes toujours) des musiciens sachant lire et écrire la musique ; et, conséquemment, aptes à commenter une ?uvre musicale
La dernière prestation musicale de Bernard Ahua remonte au cours des années 1990 où, au piano, et accompagné du saxophoniste Jean-Marie Kouadio (un féru de Coltrane), et du batteur Soro Mamadou (si mes souvenirs ne me trompent sur le nom du batteur), il a donné un concert à l`Institut Goethe. L`aventure n`a plus eu de suite. Elle n`en aura certainement plus jamais ! A partir de la deuxième moitié des années 1980, Bernard Ahua s`investira davantage dans les faits de société ; et vers la fin de ladite décennie, dans la réflexion sur la politique. Ce n`est pas un fait de hasard. Politique et amertume
Sans toutefois avoir jamais pris de carte de militant (je ne lui ai pas connu d`affiliation à un parti politique), Bernard Ahua avait pris fait et cause pour l`opposition de gauche, clandestine ; pratiquement au cours de la première moitié des années 1970. Comme la plupart des tennagers urbains de son temps, il avait été impressionné par les échos de mai 68. Un tantinet artiste, il avait, en lui, ce fort besoin de liberté qui hante l`âme et l`esprit de tous ceux qui ont décidé d`interroger la Création, le Monde, afin de lui ôter ou, au moins, d`en altérer les laideurs. Fils rebelle d`une famille de la nomenclatura ivoirienne, sous le régime d`Houphouët, il tombe alors sous le charme des paroles et écrits des contestataires de l`ombre. Il a vu et écouté Mémel Fôté, Désiré Tanoé, Ngo Blaise, Adam Camille ; il a rencontré et, surtout fréquenté, Bernard Zadi - le poète à la tignasse hirsute et au béret de maquisard urbain. La parole de ce dernier est flamboyante comme pétales de kaïlcédra. Il en est séduit ! Mais Ahua fait aussi, et surtout, la connaissance d`un jeune professeur d`histoire, qui l`éblouit également, sinon plus que le premier. Son nom est Gbagbo Laurent. Et il compte, lui aussi, au nombre de ceux qu`Houphouët et son régime suspicieux, suspectent régulièrement de conspiration...
Bernard Ahua s`attache, très vite, à ce jeune homme fougueux, et au look d`anarcho. Ce dernier perçoit aussi, très vite, l`utilité d`une telle amitié : par lui (après en avoir fait autant avec la famille Dakoury), il peut pénétrer l`univers des bourgeois du pays, apprendre à connaître leurs modes de vie et, sans doute, avoir aussi, quelque utile information sur le fonctionnement de l`Appareil. Entre l`intellectualité de Bernard Zadi, et le sens de l`action (le pragmatisme - dirions-nous, aujourd`hui) du jeune Gbagbo, il opte pour ce dernier. Bernard Ahua quittera ainsi la résidence familiale, bourgeoise, de Cocody, pour s`en aller habiter une maison austère, à Yopougon, et connaître les réalités de l`ouvrier matinal de Vridri, les peines du petit peuple : du luppën prolétariat, en somme. Il épousera, cependant, une fille de la bourgeoisie : F.D. Une amie. Le ménage ne survivra pas aux mésententes. Au cours des années 1990, il se mettra en ménage avec M.-C. D., une autre de mes amies, et collègue, décédée en 1992 - paix à son âme !...
Les années 1990 le voient ainsi quitter, pour de bon, le champ culturel, et s`engager dans celui de la réflexion sur la politique ; même s`il tente, avec quelque réussite, de mettre sur le marché, une très belle revue consacrée au cinéma. Avec Awa Ehoura, Jean-Claude Kouamé (un autre de mes amis et son cousin), Momo Louis, Zio Moussa, Dominique Mobioh il reprend l`aventure d`Ivoire Dimanche (ID), un titre passé désormais aux mains de Frat. Mat. L`expérience fut de courte durée
S`il est, désormais, un homme mûri par de multiples expériences professionnelles, des lectures sérieuses, des habitudes à la réflexion critique et rigoureuse, le rythme de production reste cependant, très en-dessous des capacités rédactionnelles du journaliste : au cours de cette période, Bernard Ahua ne publie pas, en effet, plus d`un article par mois ! Mais quels articles ! C`étaient des textes bien rédigés, rigoureux dans leur conduite formelle, aussi bien que dans le contenu. Il tirait, évidemment, grande satisfaction du succès de ces articles. Pour altérer son orgueil, de mauvaises langues (dont moi-même) lui avions dit que, prendre un mois entier pour écrire un excellent papier, était une chose très facile. Il n`avait pas aimé la remarque
Puis, il y a eu cette cassure, avant la fin des années 1990 ; une fracture psychologique qui a commencé, en réalité, à partir de 1992, suite au choc qu`il a subi, à vivre les derniers instants de sa compagne d`alors, et de la disparition tragique de cette dernière, décédée dans ses bras, alors qu`il la conduisait à l`hôpital ! Ami du couple, j`ai essayé de lui apporter le soutien que je pouvais. Plus tard, je me suis rendu compte que la cassure était plus grave que je ne le croyais : l`homme, devenu quelque peu paranoïaque et nourri d`amertume contre la société (une société qu`il regardait, désormais, du haut de sa morgue hautaine), se retira progressivement des espaces mondains abidjanais. Nous manquâmes, même, souvent, de nous quereller. Puis, j`appris qu`il avait quitté la Côte d`Ivoire, pour s`installer à Paris. Je l`ai revu, pour la dernière fois, à Paris, en 2002 ; il travaillait pour le compte, je crois, de Afrique Magazine Je le savais malade, très malade. Quand, ce lundi 24 septembre, Michel Koffi m`a appelé aux premières heures du jour, pour m`annoncer la triste nouvelle de sa disparition, une étrange conviction s`est subitement emparée de moi ; et je lui ai dit : " Michel, c`est mieux ainsi ! Rien ne justifie la souffrance longue et sans espoir ! " Repose en paix, Bernard Ahua. Tu as apporté à ce pays, ce que tu pouvais. Il ne me reste plus qu`à souhaiter qu`un jour, la Côte d`Ivoire culturelle et, surtout, Fraternité Matin, aient de la mémoire, et qu`ils te rendent un hommage mérité.
Tiburce Koffi
Ex-animateur des pages culturelles
de Fraternité Matin
(Années 1980-1990).
tiburce_koffi@yahoo.fr
Notes :
1 - Pour l`histoire, le texte avait occupé deux pages pleines, de Frat. Mat.! Bien sûr, cette belle époque est bien morte. Hélas !
2 - L`article de Gbagbo s`intitule : "Quelques fadaises sur la culture africaine".
3 - On le retrouvera, plus tard, avec les "Mewlessels" de Georges Diby.
4 - Actuellement pharmacienne de son état.
5 - Bernard Ahua, " La marche du bélier, nouvelle de la musique ", voir Fraternité Matin du mardi 17 janvier 1978.

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