mercredi 12 septembre 2007 par 24 Heures

Chef de famille monoparentale, seule, veuve les femmes continuent de plus en plus de se battre pour arracher leur droit à l'existence. Mais que d'obstacles jalonnent le sentier de cette noble quête : exploitation, esclavage, escroquerie, frustration Au Banco, sur la voie qui mène vers la Carena, une incursion dans l'univers impitoyable des vendeuses et laveuses de sachets plastiques révèle la galère de ces battantes. Et une féminisation plus accrue de la pauvreté.

Femme courage.
Femme-chef de famille.
Femme intrépide qui parcourt toute la ville d'Abidjan à la recherche de sachets plastiques.
Femme seule, qui travaille, travaille inlassablement, du lever du soleil jusqu'au crépuscule finalement pour des bribes.
Combien sont-elles, ces femmes qui travaillent au Banco ? Vingt, trente ? Elles sont nombreuses, celles qui affluent vers cette portion de terre à l'entrée de la commune d'Attécoubé.
Qui pour vendre leurs sachets, qui pour les laver.
Combien sont-elles, celles qui, à Boribana, en ont fait, bien contre leur gré, leur activité principale ? H.
S, une grande dame, à la beauté évanouie sous les crasses glanées, jour après jour dans les décharges, les poubelles, à la recherche des précieux sachets, garde le sourire.
En dépit de son parfum malodorant, des détritus d'immondices, de ses vêtements usés, usagés et tachés de noir.
Du noir de la misère et de l'exploitation.
Du noir de la boue, de la désagrégation des aliments et autres scories qui peuplent ses ongles et tapissent ses chaussures ; ces tapettes dites également en attendant , aux fils raccommodés.
A l'instar de toutes les autres, elles n'aiment pas les micros, les caméras et les appareils photos.
Plus par crainte de représailles que par humilité.
Sa devise est toute simple : mieux vaut une tête fêlée qu'une tête fendue .
Au fond, elle souffre.
Elle souffre de l'exploitation des revendeurs.
Mais, elle s'accroche à son travail : ramasser les sachets plastiques et aller les vendre au Banco.
Depuis un moment, cette activité gagne en importance, vu le nombre croissant des femmes et l'intérêt des revendeurs pour la matière.
Le Banco paraît, certes, le lieu privilégié des achats mais les zones d'approvisionnement à Abidjan restent multiples : la décharge d'Akouédo, la zone industrielle de Yopougon, Marcory sans fil, Port-Bouët I, Abattoir, les plantations de bananes, le port d'Abidjan enfin, partout où il est possible de trouver des sachets.
Elle se promène dans la ville pour récupérer les sachets.
Certaines viennent même du port où elles ont pris les emballages de thon, de chocolat.
D'autres se promènent de poubelle en poubelle?, révèle Aboubacar C.
, acheteur de produits, que dis-je, acheteur de sachets.
H.
S, tout comme les autres femmes, n'a pas de véhicule.
Elle marche depuis la récupération des sachets jusqu'au lieu de vente, sis au Banco.
Une fois sur les lieux de vente, d'autres réalités apparaissent.
Sur le site d'un vieux garage situé près de la station Ivoire oil sur la voie qui mène vers la Carena, un véritable marché a cours.
Un fatras de ballots de sachets rangés d'un côté, sachets de couleur, blanche, noire ou bleue, sont séchés au soleil, tel un linge.
Plus loin, des paquets multicolores fort sales attendent d'être remis aux laveuses.
En arrière-plan de ce décor, non loin des toilettes situées dans le fond, s'élève un appatam de fortune, sorte de hangar couvert de vieilles bâches, dont les supports abritent un groupe de revendeurs : ceux qui achètent les sachets avec les femmes, puis les écoulent aux Libanais.
Moussa Z.
est le chef de ce groupe qui dispose d'une bascule traditionnelle.
Celle-ci ne lui appartient pas.
Elle est fournie par ceux qui tiennent les usines.
Je suis le responsable-achat de la matière première à la société Royal Ivoire.
C'est nous qui fabriquons les seaux Gbagbo?, ainsi se présente-t-il.
Les sachets achetés sont re-broyés pour fabriquer des articles ménagers et les bâches noires?, ajoute-t-il.
Le prix du kg de sachets varie entre 50 et 225 Fcfa.
Mais la transaction se fait à crédit : après la pesée, chaque femme sait combien on lui doit, puis croise les doigts.
Lorsque nous récupérons les sachets avec les dames, nous avons un délai de quarante huit heures.
La société va vendre d'abord les marchandises au marché avant de les payer.
C'est après la vente que nous les payons?, explique-t-il, non sans dire que la paie peut ne pas s'effectuer dans les délais prévus.
Ce qui entraîne des conséquences fâcheuses, surtout que, comme le reconnaît le responsable-achat de Royal Ivoire, la majorité des clients sont des femmes qui ont perdu leurs maris, et qui travaillent pour survivre et assurer la scolarité des enfants?.
Mais tous les revendeurs ne procèdent pas de la même manière.
Non loin du hangar, au pied d'un mur à peine sorti de terre, se trouve Aboubacar C.
Nous sommes situés en face de l'usine Uniwax en zone industrielle.
Nous n'achetons que les sachets blancs?, ainsi s'identifie-t-il.
Les sachets sont payés entre 250 et 350 Fcfa le kg.
Quand ils ne sont pas lavés, ils coûtent 300 Fcfa?, précise-t-il.
Nous payons sur place.
Lorsque les femmes viennent avec leurs sachets, nous les pesons et payons cash?.
Les produits sont ensuite revendus aux Libanais qui, en plus des bascules, disposent des seules usines de recyclage des sachets plastiques.
Les produits, ce sont les soupières, les vases, les bâches noires, les seaux Les opérations de vente ou d'achat, au demeurant, ne se déroulent pas sans fausse note.
Les comptes ne sont pas toujours parfaits à l'heure du bilan.
En effet, il est loisible parfois d'observer des scènes pathétiques.
Une amie à H.
S, les yeux bouffis, les larmes en cascade, pleurait en silence.
Assise sous le fameux hangar, près des revendeurs et même d'autres femmes qui n'avaient plus que leurs yeux, des jurons et une mimique réprobatrice pour déplorer, ou plutôt pour plaindre le sort de la pauvre A.
T.
Renseignements pris, elle avait été délestée des fruits de sa récolte du jour, soit 3500 Fcfa.
Comme il y avait plusieurs femmes autour de lui, le revendeur soutient lui avoir remis son argent, alors qu'elle déclare mordicus n'avoir rien perçu.
Or, sur la fiche de paie, son nom est coché.
Ce qui convainc davantage le revendeur à ne prêter aucune attention aux pleurs et aux larmes.
Malgré les discussions, les explications et les échanges que les deux n'ont pas manqué d'avoir.
Sensible à cette situation, H.
S s'approche alors de son amie pour la réconforter.
Elle lui parle alors de sa propre expérience.
Ta situation-là n'est rien à côté de celle que j'ai vécue?, commence-t-elle.
J'avais une marchandise de 125.
000 Fcfa après la pesée.
Mais par une magie dont ils ont seuls le secret, ils m'ont soutiré 53.
000 F.
Sans même songer à me remettre un reçu.
Et tiens-toi bien, ils se sont partagés la différence sous mes yeux?.
Et d'ajouter, après un récit aussi édifiant.
Ne t'en fais pas, laisse à Dieu.
Si tu places ta confiance en Dieu, tu gagneras mieux que ce que tu as perdu .
Et ainsi de suite, elle poursuivit son discours philosophique, invitant son amie à supporter sa peine avec stoïcisme.
Mais ce n'est pas tout.
Il n'y a pas que ces scènes pathétiques.
Les vendeuses de sachets subissent les pires formes d'escroquerie.
Parfois, les revendeurs font des difficultés avant même de peser les sachets?, explique une autre qui n'en a pas moins décidé de garder l'anonymat.
Il prend tes sachets, les regarde, les tourne et les retourne dans tous les sens, et puis il te dit qu'il y a de l'huile dessus ou bien qu'il y a de l'eau dedans, et que cette eau va gâter les dents de la machine.
Et pour ça, ils diminuent le prix, par exemple de 250 F à 150 Fcfa?, explique-t-elle, tout en ajoutant : comme tu n'as pas d'autres recours, comment tu vas faire ? Tu acceptes la modique somme qu'il veut bien te donner?.
De la sorte, le stoïcisme semble être la valeur la mieux partagée de cet espace où sans être regroupées en coopératives, les femmes se battent, se serrent les coudes, autant qu'elles le peuvent.
A côté des femmes aussi, se profilent leurs ombres, que dis-je, leurs descendants, ces rejetons dont le courage, hélas, n'a pas attendu le nombre des années.
Les enfants ! Ils sont omniprésents, sanglés parfois au dos des battantes, bêchant souvent dans les immondices, mais toujours là, aux côtés de leurs braves mères.
C'est donc à juste titre qu'un môme, âgé de 7 ou 8 ans, est encouragé par une voisine.
C'est bien mon garçon ! Tu vois, il a envoyé, tout seul, près de 7 sacs de sachets ! s'écrie-t-elle, non sans décocher quelques flèches au père absent ce jour.
Il travaille mieux que son père qui est sur le même chantier .
Le chantier, on le devine aisément, c'est la décharge d'Akouédo.
Ne vous est-il pas arrivé, même étant en voiture, de croiser sur votre chemin, des enfants par groupes de deux, trois, voire plus, traîner des sacs de jute remplis sur le boulevard, en partance vers le garage situé au niveau de la station Ivoire oil, à la sortir de Boribana.
Si vous y prêtez attention, vous reconnaîtrez ces bouts de choux, les enfants de ces femmes battantes.
Après être restée un moment auprès de son amie, H.
S s'en alla au marigot, là où les sachets sont lavés.
Connaissez-vous celles qu'on appelle les laveuses ? Ce sont celles qui ne parcourent ni les décharges ni les poubelles.
Elles sont des professionnelles, elles ne font que laver les sachets dans une eau stagnante à la couleur ocre.
C'est là que commence leur journée de travail de 6 heures du matin jusqu'au crépuscule.
Enfin, jusqu'à ce que l'on ne puisse plus distinguer le fil blanc du noir, dans l'obscurité la plus totale.
Leurs tâches sont tout aussi difficiles, d'autant plus qu'elles restent plongées toute la journée dans cette eau souillée : les sachets retirés des immondices sont nettoyés sur place, lavés et rincés en même temps dans le même bassin.
Sans compter que parmi elles se trouvent des enfants et des jeunes gens qui plongent pour jouer également pour laver.
Et que ces derniers peuvent se laisser aller à des besoins peu amènes.
En plus de cela, elles sont exposées à deux températures opposées.
La tête sous la canicule, les pieds dans l'eau fraîche.
Mais l'instinct de survie les oblige à courber l'échine, à tenir le caoutchouc ferme dans les mains pour le monnayer contre quelques sous.
Elles travaillent, selon qu'il y a ou non des sachets à laver.
Quand il y en a, elles prennent 150 à 200 Fcfa par colis.
Le colis peut être l'équivalent d'un sac de jute de 50 kg ou d'un grand sac de charbon.
Parfois, explique E.
B, le colis peut coûter 75 Fcfa.
C'est un travail de misère, extrêmement fatigant , confesse-t-elle.
On y gagne rien du tout ! Vous vous imaginez, on peut se retrouver à la fin d'une journée avec 1000 F ou 1200 Fcfa .
Et d'indiquer de manière générale, comment cette somme peut être repartie : je mange 250 Fcfa et je garde 500 Fcfa .
Sans compter que le transport et les soins ne sont pas pris en compte dans ces gains.
Les jours impis, la situation est bien plus compliquée.
Souvent, il n'y a pas de sachets à laver , laisse-t-elle tomber.
Cette phrase, telle une massue, fait froid dans le dos.
Quand il n'y a rien à laver en effet, il n'y a rien à gagner.
C'est la loi implacable du milieu.
Généralement, ce type de situation se produit lorsque les revendeurs ne sont pas venus acheter les colis.
Parfois, les colis restent entassés au bord de la route.
Ceux-là, par exemple, (Ndlr : elle montre du doigt les paquets entassés au bord de l'autoroute), cela fait trois jours qu'ils sont là.
Les Libanais ne sont pas venus les chercher .
Dans ces conditions, il n'est pas facile de demander s'il n'y a pas de pièces de rechange.
Le refrain est partout le même : Il n'y a rien d'autre à faire.
On est obligé de subir.
Sinon, comment on va faire ? .
Ce qui frappe le visiteur dans cette ambiance délétère et misérable, c'est la joie de ces femmes battantes, leur gaieté contagieuse, qui, au fond, est la source à laquelle elle puise l'énergie, la force pour lutter contre les vicissitudes de la vie, contre l'exploitation des revendeurs.
Le rire, la philosophie, celle qui consiste à se maintenir débout, malgré la fureur des flots, et Dieu.
Voilà le socle de la résistance de ces femmes qui se meuvent dans cet univers impitoyable.
Univers impitoyable ? L'usine où les sachets, pardon, la matière première, sont transportés en dernier ressort, l'est beaucoup plus que le marché des revendeurs.
Situé aux fins fonds de la zone industrielle de Yopougon, sans peinture ni enseigne, c'est un vaste bâtiment doté d'un grand portail coulissant de couleur bleue.
L'espace n'offre pas dès l'entame un environnement salubre.
C'est là, tout de même, que règne M.
Abdallah.
Peut-être, faut-il préciser, qu'en plus des revendeurs suscités, existe un autre groupe composé de femmes qui convoient directement les sachets achetés à d'autres femmes à l'usine.
A l'usine, il est rare de sortir le sourire aux lèvres.
Des colis que tu as achetés à 50.
000 Fcfa peuvent te revenir à 20.
000 Fcfa.
Non, ce n'est pas possible, on ne peut pas avoir 100% de bénéfice?, explique F.
C.
La pesée ne se fait que la nuit, parce que dans la journée, il vend au marché.
Il arrive à 20 heures () Parfois, on veille quand on ne quitte pas les lieux à 3 heures du matin?, renchérit H.
S qui donne davantage de détails.
Il, c'est Abdallah.
Le boss du plastique recyclé.
Quand tu arrives et que tu as la chance de faire peser ta marchandise, il ne te donne pas tout de suite ton argent.
Il t'oblige à travailler pour lui d'abord.
Et là, nous bossons comme des esclaves, il faut ramasser tous les colis pour les porter vers les machines?.
Lon doh, ibé do soro, lon doh ité fohi soro.
Samedi lon, peseli mangnan.
Bê kissi-la.
Man nan weri soro , traduction : On ne fait pas de bénéfice tous les jours.
Le samedi (Ndlr: il y a quelques jours) dernier, tout le monde a été grugé.
Nous en avons toutes pleuré.
J'y ai même perdu de mon investissement , s'est plaint A.
T, qui soutient que la pesée a lieu à minuit, bien des fois.
Comme au garage, les comptes ne sont pas clairs.
Pour un tas de colis dont le poids me permettait de gagner 42.
500 Fcfa, je n'ai eu finalement que 25.
000 Fcfa.
Pis, sur la fiche qu'il tient, il marque les noms et prénoms en français, et la somme à reverser en arabe.
Moi que tu vois là, il m'a demandé de balayer l'usine.
J'ai dit non parce que mon mari même ne m'a jamais intimé un tel ordre.
Alors, il m'a renvoyée , plaisante S.
K.
Les femmes qui achètent font une sorte d'investissement qui incluent bien de chapitres.
Mais le retour sur investissement n'est pas toujours garanti en raison des manipulations des agents de l'usine.
Il prend ta marchandise à un faux prix.
Or, nous payons les laveuses, le transport dans les camions, et les Ebriés que nous payons aussi à Akouédo.
Là-bas, d'ailleurs, on est obligé de déposer 5 à 10.
000 F, sinon on ne bouges pas , révèle A.
T.
Mon fils, je suis partie là-bas avec 15 sacs, je n'en suis revenue qu'avec 10.
000 Fcfa.
Il ne me reste plus qu'à mourir.
On pleure tous les jours.
C'est la galère ! s'indigne une dame d'un certain âge.
Ici encore, le fameux refrain retrouve son droit de cité.
Le marché est devenu dur.
Difficile d'y avoir une place ().
Le mari est décédé.
Or, il y a beaucoup d'enfants à nourrir.
Tu vas faire comment ? .
Question existentielle, en effet, que celle posée par H.
S.
qui justifie le proverbe selon lequel nécessité fait loi .
Impossible d'envisager une autre éventualité, il est le seul qui paie.
Donc, il fait ce qu'il veut ! , se résigne H.
S.
Et L.
F d'ajouter : J'ai laissé pour moi à Dieu ().
Il vaut mieux grouiller que de croiser les bras .
Après avoir fait peser leurs marchandises, elles éprouvent encore d'énormes difficultés pour rentrer chez elle.
Il se fait tard, elles n'ont pas de moyens de locomotion, et les taxis ne circulent plus.
La solution qui s'offre à elles alors est de marcher.


Lassina Kéita

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