jeudi 6 septembre 2007 par Fraternité Matin

Le président du CES, invité de l'ong Élan, plaide pour la moralisation de la société ivoirienne. M.le Président, vous affermiez le 21 août dernier que la Côte d'Ivoire, dans le processus de sa reconstruction, n'avait plus droit à l'erreur. Dans sa volonté de rebondir, elle devrait être dépouillée des souillures et des tares d'hier et d'aujourd'hui. Comment, selon vous, les Ivoiriens devront-ils vivre l'après-crise?
Demain jeudi, l'ONG Elan m'offre sa tribune pour demander aux Ivoiriens de quel pays rêvent-ils ? Comment veulent-ils que le citoyen ivoirien nouveau soit ? L'histoire nous enseigne que dans toutes les nations du monde, une épreuve, quelle qu'elle ait été, ne laisse pas que des traces négatives. La guerre, par essence apporte destruction, désolation et mort. L'ouest, le centre et le nord de notre pays sont des exemples édifiants. Avec la guerre, notre pays a atteint un niveau de dégradation avancé dans tous les domaines : la santé, l'école, les infrastructures, etc. Par ailleurs, une épreuve peut aussi laisser quelques éléments positifs. J'affirme qu'à la faveur de notre crise, la société civile a pris conscience de son poids et de son rôle et ne se fie plus pieds et mains liés à des personnes supposées des leaders de quelque parti politique qu'il soit. L'Ivoirien a compris qu'il doit prendre son destin en main et aimer son pays. En plus d'avoir gagné en conscience nationale, nous avons aussi gagné en éveil de société civile et nous n'avons pas hésité à prendre en main notre destin. C'est ce sentiment fort qui a fini par nous amener la paix.
Vous plaidez pour la moralisation de la société, une entreprise qui paraît être un moulin à vent pour tous nos gouvernements.
Je suis outré par cette corruption pareille à un serpent de mer qui sévit dans notre pays, mais je ne veux accuser personne. Je constate que c'est une pratique à laquelle nous n'avons pas su renoncer, même pendant la crise. Pour nombre d'Ivoiriens, les examens et concours sont l'objet d'un trafic et d'un commerce honteux et qui leur enlèvent tout goût de l'effort. Combien de fois de jeunes gens sans aucun scrupule sont-ils venus solliciter auprès de nous un montant précis d'argent pour s'ouvrir les portes d'entrée de telle ou telle structure de formation? Je suis naturellement scandalisé devant de pareilles situations car je n'ai jamais connu cela de ma vie. Il faut arrêter maintenant.
La faiblesse des institutions et donc de l'Etat ne sert-elle pas de terreau à tous ces dysfonctionnements?
Dès que l'Etat est affaibli, c'est la porte ouverte à tout laxisme car l'homme, je suis tenté de dire, est plus un démon qu'un saint. Il faut la peur du gendarme. On a affaibli l'Etat de Côte d'Ivoire depuis le processus de privatisation exigé par les institutions de Brettons Woods. J'étais encore au gouvernement lorsqu'on a voulu privatiser le matériel d'entretien routier. Je m'y étais opposé, car je sais que certains pays ont résisté au Fonds monétaire et le ciel ne leur est pas tombé sur la tête. Aujourd'hui, si vous demandez à un sous-préfet d'entretenir la route parce que le Président de la République vient en visite dans sa région, il devra louer le matériel d'entretien, dont il disposait hier quand l'Etat gérait encore ce secteur. Il lui était loisible d'actionner le directeur des Travaux publics pour le reprofilage des pistes villageoises. Regardons dans quel état se trouve l'autoroute du nord. La broussaille trône à telle enseigne que les automobilistes risquent même d'entrer en collision. En 1998, je n'étais ni ministre de l'Environnement, ni maire de la ville d'Abidjan, mais j'ai initié l'opération ville propre en invitant les Ivoiriens devenus propriétaires et co-propriétaires des immeubles qui, hier, faisaient la fierté de notre capitale politique, de tenir propre la façade, les jardins de leurs résidences et des bureaux, pour redonner à Abidjan tout son éclat. Je n'ai pas toujours été suivi et est advenu le coup d'Etat. Un cinquième des véhicules qui compose le trafic dans notre pays n'est pas en bon état et cela menace la vie des conducteurs et des usagers, mais personne n'en a cure. Car, il se trouve des gens qui, jouissant de certaines complicités, obtiennent tout de même la visite technique.
Qu'allez-vous donc dire aux Ivoiriens demain?
Je saisirai cette opportunité pour lancer un cri de c?ur à chacun des Ivoiriens. Je ne viendrai faire le procès des gouvernements d'hier et de ceux de la deuxième République, mais je veux mettre chacun face à ses responsabilités. Il y a des bombes à retardement et il faut des décisions courageuses pour se prémunir contre. Des cités universitaires sont devenues des centres d'affaires et des centres commerciaux, en plus de la faiblesse de la formation que reçoivent les étudiants. Les étudiants louent leurs chambres à des civils, des fonctionnaires et ils perçoivent le loyer, ils gèrent des kiosques, ils ont des studios d'enregistrement et de confection de CD piratés et tout cela contribue à accentuer l'évasion fiscale. Celui qui voudra mettre de l'ordre aura des problèmes. Je pense qu'il faut commencer maintenant à corriger tous ces dysfonctionnements avec ce processus de sortie de crise. Moi, je revendique aussi ce mauvais héritage car j'ai été membre de nombreux gouvernements, mais je ressens l'urgence et la nécessité qu'il y a à sortir de cette impasse, parce que quand ces bombes à retardement vont exploser, les conséquences seront incalculables. Et je ne souhaite pas cela à la Côte d'Ivoire. M.le président, certains dénoncent aujourd'hui une dialectique. Les gouvernants protègent ou défendent les gouvernés et vice-versa. Et plus personne in fine n'ose heurter son partenaire; ce qui débouche sur le pourrissement des situations. Je me souviens avoir dit un jour qu'on est disqualifié quand on veut solliciter les suffrages des électeurs, car on n'a plus la force de faire les grandes réformes. Un jour, le Président Laurent Gbagbo a dit qu'on ne peut pas faire des réformes pendant la guerre. Pendant la guerre, on résiste, on ne réforme pas. Il a raison et c'est parce que les gens savaient cela qu'ils ont attaqué la Côte d'Ivoire et qu'ils nous ont maintenu si longtemps dans cette situation. Ils étaient convaincus que nous ne pouvions pas réformer au même moment où il nous fallait acheter des armes pour résister. Je trouve donc une belle opportunité dans le processus de sortie de crise pour entreprendre ensemble, ceux qui ont résisté et ceux qui ont accepté que cette situation de crise prennent fin, des réformes. Elles sont salutaires pour nos enfants et pour tout le monde. Je n'ai pas le droit de me taire devant cette dégradation physique et morale qui, chaque jour, est un cauchemar pour moi. Voilà pourquoi j'interpelle tout le monde.
M. Le président, vous sentez-vous donc interpellé par la dépersonnalisation de la société ivoirienne?
Je vais parler du quotidien des Ivoiriens. Je vais m'appesantir sur le phénomène de la flambée des prix, dire mon indignation face aux revendications corporatistes et les augmentations de salaires intempestives. Je trouve tout cela inconvenant. Nous sortons à peine la tête de l'eau et tout le monde veut en même temps avoir sa part de gâteau. Avons-nous les moyens de faire droit tout de suite à toutes ces revendications, alors que nous avons connu cinq années de guerre? Si les gouvernants donnent l'exemple de la rigueur, les autres suivront. Je connais l'histoire de la renaissance de l'Europe après les deux guerres mondiales. Je sais comment l'Allemagne de l'Est, après 40 ans de retard sur l'Ouest, a pu, avec la réunification, se remettre à niveau et à flot grâce aux sacrifices de l'Ouest, au point que l'Allemagne est devenue la plus forte économie de l'Europe. Je pense que ceux qui aspirent à nous gouverner en tiendront compte dans leurs programmes. Mais je vais m'employer à sonner l'alarme en me prononçant sur comment vivre l'après crise. Je veux que les Ivoiriens acceptent d'être des citoyens nouveaux qui ont rompu avec le cordon ombilical de la corruption, du népotisme, du laxisme, du tribalisme au bénéfice de la rigueur, du culte du travail et du comportement citoyen. Ne craignez-vous pas, M. Le président, l'attitude boomerang des réfractaires aux changements?
Je salue la réconciliation que je considère désormais acquise. Mais pour qu'elle repose sur une confiance réciproque, il faut qu'on applique ce que je dis. Je ne dis pas que les tares que j'incrimine datent des gouvernements de la deuxième République, ni de ceux d'hier. Je décris les tares de la société ivoirienne telle que je la sens aujourd'hui et nous avons le devoir d'accepter un nouveau sursaut national pour reprendre la route et éviter de gaspiller la paix. dont les Ivoiriens connaissent plus que jamais l'importance aujourd'hui. Pendant 40 ans, Félix Houphouet-Boigny a parlé de la paix, mais nous ne savions pas ce que c'était. Maintenant que nous savons ce que veut dire perdre la paix, nous devons la préserver par tous les moyens. La paix n'est pas un but en soi, ce n'est pas seulement l'absence de la guerre, le goût de la liberté. La paix procède des conditions qu'on réunit pour favoriser le développement durable. Cette paix doit donc être mise à profit pour le développement intégral de l'homme ivoirien.


Propos recueillis par
Franck A. Zagbayou

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