mardi 10 juillet 2007 par Islam Info

"Il y a une espèce d'islamophobie latente dans les sociétés occidentales". Le philosophe Souleymane Bachir Diagne qui enseigne depuis quelques années à Northwestern University (Evanston), à Chicago, a déclaré, dans cet entretien, en marge du colloque sur Islam et sphère publique tenu les 17 au 19 mai dernier dans cette université qu'il existe une espèce d'islamophobie latente dans les sociétés occidentales. Il explique le regain d'intérêt des Américains pour l'Islam qui se transforme en une sorte de curiosité positive.

A Northwestern University (Evanston, IL) qui se trouve à Chicago, s'est tenu le colloque Islam et sphère publique les 17 au 19 mai dernier. En tant que l'un des principaux initiateurs de cette rencontre, pouvez-vous nous en faire l'économie ?

La première chose à dire, c'est qu'à l'intérieur de l'université de Northwestern et du Programme d'études africaines de cette université, nous avons mis en place un Institut pour l'étude de la pensée islamique en Afrique ou Isita, Institute for the study of islamic Thought in Africa. Et pendant plusieurs années, Isita s'est surtout occupé de collecter des manuscrits et depuis quelques années, Isita s'occupe également de réfléchir, de manière générale, à l'influence multidimensionnelle de l'Islam sur les sociétés africaines. Ce colloque a été envisagé pour regarder la place de l'Islam dans la sphère publique, dans la vie politique, en Afrique, sur le continent en général, avec un accent particulier sur les deux pays clés que sont le Sénégal d'un côté, le Nigeria, de l'autre. Le Sénégal, parce que comme on le dit, c'est le paradis des confréries et le Nigeria parce que nous savons tous les problèmes qu'il y a, liés à la religion dans ce pays et son importance géostratégique. Mais ce colloque n'a pas ignoré non plus le reste de l'Afrique. Il y a eu des communications importantes concernant le Maroc et les pays africains où l'islam est minoritaire, mais fortement présent. C'est le cas de l'Afrique du sud, du Kenya. Bref, notre ambition, c'était d'avoir une réflexion la plus large et profonde possible, sur les différentes situations contrastées et aussi similaires que connaît l'islam sur notre continent.

Les communications ont tourné essentiellement autour du Nigeria et du Sénégal. Qu'est-ce qui a justifié ce choix ?

Pour ce qui est du Nigeria, l'accent a été surtout mis sur l'adoption de la Charia dans beaucoup d'Etats du nord du pays et la manière dont cette adoption de la Charia peut poser des problèmes constitutionnels. Dans quelle mesure on peut avoir des lois aussi différentes dans un Etat fédéral comme le Nigeria avec une Constitution fédérale ? Et voir la charge potentielle de problèmes que cette adoption de la Charia a posé. On a rappelé les cas de ces femmes qui avaient été accusées d'adultère, puis condamnées à mort. L'opinion internationale s'en était émue. Est-ce que c'est le signe de problèmes beaucoup plus importants ? Que va-t-il en être de la possibilité pour le Nigeria de vivre sur ce dualisme des Etats du Nord qui ont adopté la Charia et le reste du pays vivant sur une Constitution laïque et qui n'établit pas de différence entre les groupes selon les religions. Quant au Sénégal, l'accent a consisté à interroger ce qu'on a appelé l'exceptionnalisme sénégalais avec une tradition démocratique relativement ancienne et solide. Par exemple l'alternance politique paisible que le pays a connue en l'an 2000, a été unanimement saluée dans le monde entier. L'autre aspect que l'on peut appeler l'exceptionnalisme sénégalais , c'est la conviction partagée très largement dans tous les milieux que les confréries sénégalaises sont un élément d'équilibre qui pourrait expliquer pourquoi, malgré quelques turbulences, la société sénégalaise a pu traverser tant de crises et réussi à avoir un système démocratique dans un océan d'instabilité et également avec une situation où la pauvreté est aussi importante.

Donc la question a tourné autour de cela : est-ce que cet exceptionnalisme continue ? Est-ce que cet équilibre traditionnel tient toujours ? Est-ce qu'il (équilibre traditionnel) n'est pas menacé ?

Les débats ont tourné autour de deux axes : Le premier a consisté à se demander si la laïcité sénégalaise n'était pas un petit peu mise à mal, d'un côté par des exigences islamistes - comme on pourrait les appeler - consistant à demander que des modifications soient apportées par exemple au Code de la famille dans un sens qui serait moins favorable aux femmes. Le second axe, a consisté à s'interroger si l'équilibre entre les différentes communautés religieuses (chrétienne et les différentes confréries musulmanes) n'était pas, quelque peu, menacé par une politique, peut-être, trop favorable à une confrérie, Mouride, en particulier au détriment des autres.

En dehors de ces pays à forte dominante musulmane, Isita s'est intéressé à d'autres où l'Islam est minoritaire. Pourquoi ?
Mais ce sont des pays qui ont souvent une importance sur le continent et dans le monde. L'Afrique du Sud est un pays qui compte. Le fait que ce pays ait décidé, de manière très offensive, de mettre en place une politique du pluralisme est une excellente chose. Il a ainsi pris l'initiative d'inscrire une sorte de loi personnelle dans la Constitution et dans les pratiques institutionnelles sud africaines, alors que la population musulmane ne fait, à peu près que 1,5 %, d'après les chiffres qu'on nous a donnés. Par contre, ce chiffre est plus important dans un pays comme le Kenya dont on connaît l'importance géostratégique. Le Kenya a été frappé. Voilà donc un pays où il était important de concentrer la réflexion, même si l'islam y est minoritaire.
L'intérêt pour les Américains de financer la réflexion autour de l'Islam dans les pays africains ne cache-t-il pas une peur de l'arrivée du fondamentalisme dans le continent noir ?

Vous voyez les récents développements qui ont fait que les Etats-Unis ont un commandement militaire qui s'occupe spécifiquement de l'Afrique, alors qu'avant, le continent africain était intégré, je crois, dans l'Asie. C'est un signe que les Etats-Unis sont devenus très attentifs au développement potentiel et possible en Afrique, surtout en Afrique de l'Est où, encore une fois, il y a eu des évènements réels. Mieux vaut prévenir que guérir, dit-on. Donc, ils ont également une grande attention pour le reste du continent. Il y a cet aspect de l'attention portée à l'islam en Afrique depuis la perspective de la guerre contre le terrorisme, des craintes d'un développement terroriste possible. L'autre aspect, la population américaine, de manière générale, est en train de découvrir l'islam. Et dans les interrogations qui sont celles de la société américaine, il est apparu que l'Afrique était un pays musulman. On oublie, en général, ce que j'appelle un islam des marges dans l'esprit de beaucoup d'occidentaux qui ne connaissent pas grand-chose, qui n'ont pas beaucoup de savoir concernant les religions en général et l'Islam en particulier : musulman pour eux, c'est plutôt associé à arabe ou indien ou indo-pakistanais ou asiatique. L'idée que l'Afrique est un continent massivement musulman est une idée qui est en train de faire son chemin dans les esprits, d'où un intérêt réel pour l'Islam en Afrique.

L'on a remarqué, depuis les évènements du 11 septembre, que les Etats-Unis s'intéressent de plus en plus à l'Islam. Qu'est-ce qui explique ce regain d'intérêt ?

Il y a un aspect négatif dans ce regain d'intérêt qui est la peur de l'islam. Quelques ouvrages qui cherchent des titres un peu sensationnels sont apparus après les attentats du 11 septembre, des ouvrages qui portaient des titres comme : Qu'est-ce qui a mal tourné dans l'islam ? Pourquoi ils nous haïssent ? Les gens sont allés vers l'islam en se disant : écoutez, on va regarder cette religion et qu'est-ce qui dans cette religion explique qu'ils nous haïssent. Voilà un aspect, c'est ce que j'appelle l'intérêt négatif . Il heureux de voir que cet intérêt négatif, souvent d'ailleurs, tourne en un intérêt positif. J'en sais quelque chose, moi qui suis dans les milieux universitaires où j'enseigne, entre autres choses, l'histoire de la philosophie dans le monde islamique. On m'a demandé d'enseigner des aspects qui expliquent l'islam. J'ai des classes absolument pleines, remplies à ras bord d'étudiants avides de connaissances qui veulent découvrir cette religion. Il y a deux choses : il y a une espèce d'islamophobie latente dans les sociétés occidentales en général et je rappelle, dans islamophobie , phobie veut dire deux choses : il y a l'aspect de peur, il peut y avoir un aspect de haine . Mais, il y a surtout un aspect de peur qui explique la haine. C'est vrai qu'on peut le sentir à la lecture de certains éditoriaux, des réactions au moment où il y a eu le premier député américain musulman qui a prêté serment sur le Coran. On peut dire qu'en d'autres occasions, si cela s'était passé avant le 11 septembre, cela aurait été probablement célébré comme une avancée spectaculaire du pluralisme en Amérique. Malheureusement, dans les conditions présentes, la célébration a eu lieu. Le nouveau congrès a parfaitement célébré leur nouveau collègue et la nouvelle speaker du congrès, Nancy Pellozi, a tenu à être présente quand ce député à prêté serment. C'est une excellente chose. Mais d'un autre côté, vous avez toutes les réactions de ceux qui ont vu quelque chose d'intolérable en disant : voilà quelqu'un qui va prêter serment sur un Livre au nom duquel des gens ont attaqué les Etats-Unis. Mais, il est heureux de constater qu'une sorte de curiosité positive l'emporte et c'est cela mon point de vue. Peut-être qu'il est biaisé parce que je vis dans un milieu universitaire où les gens ont l'habitude de réfléchir et sont profondément pluralistes et aiment embrasser toutes les différences.

Cette curiosité positive a?t-elle changé la perception que les Américains ont de l'islam ?

Je crois que oui. Parce que je vois, de plus en plus, quand il y a un éditorial négatif, en général les réactions sont cultivées. Pour vous donner un exemple : j'ai enseigné à Northwestern University un cours sur l'islam ? j'ai eu la chance d'avoir comme étudiant un des journalistes qui est aujourd'hui l'un des plus influents d'une radio publique installée ici à Chicago. Voilà quelqu'un qui a transformé sa curiosité en la décision d'aller se refaire étudiant et de suivre un cours jusqu'au bout. Il a été, d'ailleurs, mon meilleur étudiant dans cette classe et qui aujourd'hui est véritablement quelqu'un de tout à fait éclairé sur la religion, qui en parle en connaissance de cause et quand il fait un reportage, il est en mesure de poser la réalité de ce reportage. Je vous donne un exemple pour vous indiquer en quoi c'est important : récemment un des journaux de Chicago a fait un reportage sur le fait que les chrétiens en Irak sont aujourd'hui persécutés et a indiqué que des militants sont entrés dans des églises et ont terrorisé des femmes irakiennes chrétiennes qui priaient là. Et les femmes irakiennes chrétiennes ont dit : nous ne faisons rien de mal, nous ne faisons que prier la Vierge Marie. Et les journaux de dire que les militants ont alors insulté la Vierge Marie. Mais un journaliste qui s'y connaît, est en mesure de dire : c'est faux, les musulmans ne peuvent pas insulter la Vierge Marie puisqu'ils la considèrent pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la mère de Jésus, la mère de l'Esprit de Dieu. Le simple fait d'avoir cette connaissance-là et devant ce reportage, d'avoir la capacité de dire : oui, mais il y a quelque chose qui ne va pas ; quelque chose qui ne correspond pas à l'esprit de l'Islam, c'est une excellente chose, parce que cela permet de réduire le degré d'islamophobie qui pourrait y avoir dans la société.

Ce regain d'intérêt des Américains pour l'Islam n'est-il pas éphémère ?

Je crois qu'au fond, c'est quelque chose de relativement ancré. D'abord, pour les années qui vont venir, l'Islam va compter énormément dans la géopolitique mondiale. Donc, ce phénomène est ici pour durer. Par conséquent, la réponse à ce phénomène qui est cette curiosité positive a de beaux jours devant elle. Par ailleurs, encore une fois, quand cette curiosité se transforme en un intérêt académique, intellectuel, universitaire pour la compréhension, c'est cela qui va faire que cela va durer. Les études islamiques se sont développées dans ce pays, elles sont maintenant au c?ur des humanités universitaires. Je crois que c'est le meilleur gage que cet intérêt est là pour s'établir.

Source Sud Quotidien

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