mercredi 4 juillet 2007 par Le Front

Les bailleurs de fonds se disent prêts à renouer avec le pays. À condition qu`il revoie sa gestion des recettes tirées des matières premières. Le 16 avril dernier, les représentants de la Banque mondiale (BM) et du gouvernement ivoirien annonçaient avoir trouvé un accord, ouvrant la voie à une prochaine reprise de leur coopération. Entre le 21 et le 25 juin, les pourparlers ont repris par vidéoconférence afin d`examiner les modalités de mise en ?uvre d`un Projet d`assistance post-conflit (PAPC) d`un montant de 120 millions de dollars. Celui-ci sera présenté au conseil d`administration de la Banque à la mi-juillet. Ces pourparlers pourraient relancer les opérations de la BM suspendues dès novembre 2004. A condition qu`un terrain d`entente soit trouvé avec les autorités sur les éventuels changements à apporter dans la gestion des ressources nationales.
Depuis cinq ans, les recettes tirées des matières premières ont contribué à financer les dépenses militaires des belligérants. Les bailleurs de fonds exigent donc une gestion moins opaque des principales filières, qui ne semblent pas avoir trop souffert de la partition du pays. L`économie a plutôt bien résisté, et l`année 2006 affiche des chiffres encourageants: 21,9 millions de barils de pétrole, 1,36 million de tonnes de cacao, 115.000 t de fibre de coton et 107000 t de café... Ces quatre filières représentent plus de 60 % des 4000 milliards de F CFA (6 milliards d`euros) de recettes d`exportations engrangées l`an dernier et ont permis au PIB ivoirien de progresser de près de 1 % en moyenne annuelle depuis le début de la crise, passant de 8000 milliards de F CFA en 2002 à plus de 9 400 milliards cinq ans plus tard. Grâce aux matières premières agricoles, mais aussi, depuis peu, aux hydrocarbures. Et malgré l`émergence, à la faveur de la crise politico-militaire, de réseaux parallèles de collecte opaque de ces recettes (tant au Nord qu`au Sud) qui ont contribué pour une large part au financement des hostilités. Dernière enquête à en administrer la preuve: le rapport publié récemment par Global Witness. L`organisation britannique de lutte contre la corruption y dénonce par le menu comment l`argent du cacao, déjà objet d`une gestion opaque dans le passé, a alimenté le conflit et fait courir le risque de graves déséquilibres si, parallèlement, l`émergence de la production pétrolière n`avait substantiellement accru les recettes tirées des hydrocarbures. Une manne tombée à point nommé pour compenser le manque à gagner lié à la chute des cours mondiaux et à la désorganisation de la filière coton dans le Nord, contrôlé par l`ex-rébellion des Forces nouvelles (FN).
La mise en exploitation du champ Baobab, en août 2005, a permis d`accroître fortement la production de brut (+ 83°/o) pour atteindre 14,5 millions de barils sur l`ensemble de l`année, puis 21,9 millions en 2006. Et fait du pétrole le premier produit d`exportation de la Côte d`Ivoire. À la fin de 2006, les estimations faisaient état de 60000 barils/jour, soit une hausse de 50,7 % par rapport à l`année précédente. Mais de récentes déclarations officielles ont contribué à brouiller les cartes. D`après le ministère de l`Économie, la production pétrolière de l`année écoulée se situerait plutôt dans une fourchette de 40000 à 50000 b/j. Aucun chiffre n`a été communiqué, en revanche, sur le montant des taxes et des royalties perçues par le gouvernement. Tout au plus, sait-on qu`en 2006, près de 10 % des recettes budgétaires - soit 187,6 milliards de F CFA - devaient officiellement être assurés par les ventes de brut. Ce montant a-t-il été dépassé ? C`est en tout cas ce que soutiennent certains spécialistes du secteur, contrairement au ministre de l`Économie, Charles Diby Koffi, qui reconnaît néanmoins le caractère approximatif des informations livrées par l`administration. Le 29 mai, il a ainsi assuré que l`audit en cours sur la filière "permettra de répondre aux rumeurs d`opacité" tout en donnant une idée précise du "niveau réel de la production" nationale. Si elle envisage de reprendre sa coopération avec l`Etat ivoirien, la Banque mondiale subordonne son retour à une plus grande transparence financière. Aussi a-t-elle lancé en décembre 2006 trois audits sur l`électricité, le pétrole et le gaz. Mais les consultants chargés de dresser l`état des lieux de ces filières ont rencontré de sérieux problèmes pour accéder à l`information, tant auprès de Petroci (Société nationale d`opération pétrolière de Côte d`Ivoire) que des ministères concernés (Mines et Energie, Economie et Finances). En attendant d`être réintégré aux statistiques officielles, le brut alimente les conjectures. Seule certitude, les recettes qui en sont tirées sont au moins équivalentes à celles du cacao, estimées à 1,4 milliard de dollars par an. Le cacao est lui aussi l`objet de vifs soupçons. Après avoir obtenu la libéralisation de la filière en 1999, la Banque et l`UE continuent de réclamer une clarification des flux financiers et la liquidation des structures de gestion nées du démantèlement de l`ancienne Caisse de Stabilisation, la fameuse "Caistab". L`"usine à gaz" qui l`a remplacée demeure particulièrement opaque et aurait facilité l`évaporation des revenus de la filière. Dans le rapport "Chocolat chaud" publié le 8 juin dernier, Global Witness révèle que plus de 118 millions de dollars issus du commerce des fèves ont été détournés au profit de l`effort de guerre durant les cinq dernières années, tant du côté du pouvoir que de celui des FN. Le cacao représenterait près du tiers de la valeur totale des exportations ivoiriennes. Un tel pactole ne peut que susciter des convoitises, estime l`Ong, qui évalue à plus de 58 millions de dollars les détournements de fonds tirés de cette culture au profit du seul effort de guerre du gouvernement. Alors que les organes de la filière, l`Autorité de régulation du café-cacao (Arcc), la Bourse du café et du cacao (Bcc) et le Fonds de développement et de promotion des activités de producteurs de café et de cacao (Fdpcc) auraient versé quelque 20 millions de dollars [10,6 milliards de Fcfa) de contribution au régime. Celui-ci aurait également utilisé 20 milliards de Fcfa de recettes fiscales du cacao détenues à la Banque nationale d`investissements (BNI).
Quant aux achats d`armement, plusieurs transactions auraient été réglées grâce au cacao, dont la vente de deux hélicoptères Mi-8Vs à l`armée nationale, transaction attribuée à un négociant en armes israélien, Moshe Rothschild. Autre échange mentionné par Global Witness : un important contrat de cacao signé en 2003 entre la société européenne Gambit Investment et une association de coopératives ivoiriennes pour la livraison de deux hélicoptères militaires grâce aux bons offices de Christian Garnier. Directeur Afrique de Gambit, Garnier a confirmé les faits à l`Ong, précisant que la livraison avait été faite à titre de paiement anticipé pour une grande quantité de cacao. Ce n`est pas tout: les prélèvements effectués sur le cacao ont aussi permis de financer les FN de Guillaume Soro tout en facilitant l`enrichissement personnel de certains de ses affidés. Global Witness estime que, depuis 2004, les ex-rebelles ont tiré environ 15 milliards de Fcfa (30 millions de dollars) par an de la filière, en taxant les exportations de la zone sous leur contrôle: environ 130000t (10 % de la production, soit une valeur de 200 millions de dollars). Selon l`Ong britannique, "dès septembre 2002, les troupes et les commandants des FN ont élaboré une stratégie de survie fondée sur l`extorsion", les opérateurs étant contraints de s`acquitter de taxes de "protection". Aucun camion ne pouvant circuler sans être "accompagné" par un ou deux soldats, cette démarche a été institutionnalisée pour devenir une "taxe pour l`escorte" de 5.000 Fcfa. Fin 2002, le cacao a en outre été assujetti à une taxe de 50 Fcfa par kilo, abandonnée début 2003 au profit d`un montant forfaitaire de 2 millions de Fcfa par camion à payer en début de trajet, à Man ou à Vavoua, dans l`ouest du pays. En 2004, le système est devenu plus officiel, avec la mise en place par le commandement des FN d`un dispositif par lequel toutes les redevances devaient être payées à un organisme spécifique, la "Centrale". Et, depuis cette date, les FN ont quasiment doublé leurs tarifs, exigeant 4 millions de Fcfa de chaque camion.
Les acheteurs de cacao doivent également débourser chacun 100 millions de Fcfa pour obtenir l`agrément nécessaire au négoce, ce qui procure 1 milliard de Fcfa de revenus annuels supplémentaires à l`ex-rébellion. De plus, pour circuler, chaque camion devait présenter un "laissez-passer" payé 15.000 Fcfa par trajet. Ce qui n`exonère pas pour autant le transporteur des bakchichs à chaque barrage. Et ils sont nombreux sur la route qui mène de Vavoua ou Man jusqu`à la frontière burkinabé, où la récolte transite avant de poursuivre son chemin vers le Togo via Bobo-Dioulasso. À l`instar de Global Witness, des experts de l`Onu ont enquêté, eux aussi, sur les achats d`armes tant par les FN que par le régime. Le panel onusien a notamment épinglé la société Darkwood, dirigée par Robert Montoya, ancien militaire français installé au Togo, par laquelle ont transité "deux tiers des marchés militaires ivoiriens passés entre 2002 et 2004". Il a mis au jour le lien entre l`exploitation des ressources naturelles et l`acquisition de véhicules neufs par les FN. Ainsi, 20% des dépenses militaires auraient été couvertes par le cacao, indique le panel, qui s`interrogeait également sur les éventuels bénéfices tirés de l`exploitation des mines de diamant dans le Nord. Ces soupçons de l'Onu sont partagés par les pays membres du Processus de Kimberley (Système international de certification des diamants bruts) qui ont même adopté une résolution spécifique sur la Côte d`Ivoire. Selon Global Witness, jusqu`à 300 000 carats extraits chaque année dans le nord-ouest du pays sont mis sur le marché international via, notamment, le Mali et la Guinée. Le ministère des Mines et de l`Energie estimait pour sa part à quelque 25 millions de dollars annuels le revenu tiré de la vente des pierres.
Sans donner de chiffres, l`équipe de l`ONU relevait en 2005 que la production illégale de diamants bruts dans le Nord constituait "un revenu important pour les FN". Selon les informations qu`elle a recueillies, des dizaines de creuseurs travaillaient alors dans les mines de diamants de Seguéla, Bobi et Diarabala, mais aussi dans la région de Tortiya, sous le contrôle des ex-rebelles. Diamant, pétrole, cacao... les ressources naturelles ont largement contribué à financer les dépenses militaires. Même 55 % de la production de coton auraient été détournés vers le Mali et le Burkina. Idem pour le bois, l`or ou encore la canne à sucre ou le café. Si les volumes concernés sont moindres, ils ont toutefois permis aux deux camps d`amasser suffisamment de cash pour se "faire la guerre". Et, au-delà des dépenses militaires, ces circuits parallèles ont créé des rentes de situation qui, aujourd`hui encore, sont toujours susceptibles de compromettre - ou tout au moins de retarder - le règlement de la crise.

Jean-Dominique Geslin
Jeune Afrique n° 2425 - du 1er au 7 juillet 2007

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023