lundi 11 juin 2007 par Le Matin d'Abidjan

Spécialiste de l'Afrique au Centre d'études et de recherches internationales (CERI) à Paris, Roland Marchal est diplômé de l'Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. Il est membre du comité scientifique de la revue trimestrielle Politique Africaine. Il explique pourquoi l'arrivée de Nicolas Sarkozy à l'Elysée et la nomination de Bernard Kouchner au ministère des Affaires étrangères marquent un tournant dans la politique africaine de la France.

Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, a entamé jeudi un voyage de plusieurs jours en Afrique. Quelles devraient être, à votre avis, les priorités de la France sur ce continent ?
D'un point de vue général et sur les principes, il y a d'abord tout ce qui relève de la sécurité en Afrique, c'est-à-dire l'action sur la prévention des crises plutôt que l'intervention militaire. Il faut aussi s'intéresser de près à l'annulation de la dette. Le Nigéria a pu en bénéficier, mais il faut aller plus loin et l'étendre à d'autres pays. Je crois aussi qu'il y a eu une grande espérance sur la démocratie, mais ces dernières années, un certain nombre d'élections se sont déroulées de façon scandaleuse comme au Nigéria, au Tchad, en Ethiopie, ou au Sénégal. L'Union européenne n'a pas été décente sur ce sujet et la France non plus.

L'élection de Nicolas Sarkozy et la nomination de Bernard Kouchner peuvent-elles marquer une inflexion de politique africaine de la France ?
Jacques Chirac a été un vieil homme, avec des amitiés et la volonté de geler une situation beaucoup plus que de la transformer. Sarkozy est plus jeune. Il n'a pas du tout les mêmes amitiés, les mêmes intérêts que son prédécesseur. Il va raisonner comme quelqu'un de sa génération, c'est-à-dire se demander : " Qu'est-ce qui nous profite ". Je pense que Chirac, quand il se réveillait le matin, pensait au monde, et l'Afrique faisait partie de son univers politique. Et c'est un aspect positif. Il entretenait des relations plutôt chaleureuses avec nombre de dirigeants africains. En revanche, Nicolas Sarkozy, quand il se lève le matin, son image du monde ne prend pas en compte l'Afrique. En ce sens, il y aura une inflexion, une rationalisation. On sera moins dans l'affectif. Peut-être que Bernard Kouchner assumera cette dimension-là. En fait, par mépris, par ignorance, par incapacité, la France a laissé faire beaucoup de choses ces douze dernières années. On peut espérer que le nouveau président accepte de dire ce que son prédécesseur n'a pas dit, parce que ça ne lui coûtera pas grand-chose. Mais ce ne sera pas une révolution. Je crois que les barbouzeries et l'affairisme sont révolus. Le paternalisme de Chirac, c'est fini, ça ne peut plus fonctionner comme ça. On va avoir une plus grande adéquation entre l'action politique de la France et son intérêt économique.

C'est-à-dire ?
Nous avons de moins en moins d'intérêts avec la partie francophone du continent. Le premier pays en Afrique pour les investissements français est le Nigéria et il n'est pas francophone. Il y a à peu près 700 filiales de compagnies françaises dans toute l'Afrique francophone, mais rien qu'en Afrique du sud, il y en a 150.

Bernard Kouchner incarnera-t-il cette inflexion de la politique africaine de la France ?
Elle aura lieu, c'est inévitable, mais pas grâce à Bernard Kouchner. Bien sûr, il a un certain talent, il y aura sans doute du panache, mais il n'a jamais été très clair sur l'Afrique. Il a eu des déclarations extrêmement sympathiques avec Eyadema (Gnassingbé Eyadema, chef d'Etat togolais pendant trente-huit ans, ndlr). Il n'a jamais été un défenseur de la démocratie au Maghreb ni très critique sur ce qui se passait en Tunisie et au Maroc notamment. Il ira où seront les caméras. Il est incorrigible de ce point de vue-là. Je crois que la vraie politique Africaine sera faite à l'Elysée avec les conseillers de Nicolas Sarkozy. En revanche, ce qui est plus important c'est de savoir si la France va avoir, comme à l'époque du Chiraquisme, une politique bilatérale musclée en complément d'une action européenne, ou, si au contraire, la droite, peut-être plus moderne que la gauche sur cette question, va plus s'investir et peser sur les institutions européennes. On a un bon secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, (Jean-Pierre Jouyet, ndlr) c'est un technicien et un bon signe.

Sur le dossier du Darfour, que peut-on négocier et entreprendre avec les autorités soudanaises ?
La France, qui a plutôt eu de bonnes relations avec Khartoum, qui n'est pas perçu internationalement comme proaméricaine, à la différence des britanniques, peut avoir un rôle positif de médiateur. Mais pour l'heure, Kouchner s'est lancé dans une démarche humanitaire totalement vaine.

C'était une mauvaise idée que de vouloir ouvrir des couloirs, des corridors humanitaires ?
Oui, car contrairement aux idées reçues, la crise humanitaire au Darfour a été contenue. La situation n'est pas idéale, bien sûr. Mais, il n'y a pas une urgence, on n'est pas en train d'affamer une population. En revanche, il aurait fallu organiser ce genre de corridors pour les 300000 personnes qui ont dû quitter Mogadiscio pour fuir les combats à l'hiver dernier. Au Darfour, les populations qui n'ont pas accès à l'aide sont hors d'atteinte pour des raisons de sécurité, mais pas de façon permanente. En terme d'organisation pour les grosses ONG, c'est impossible. On n'est pas dans l'ordre de la catastrophe humanitaire.

Qu'est-ce qui peut être fait ?
Il y a des problèmes de médiation entre les Nations unies, l'Union Africaine et au sein même de ces organisations. La France pourrait jouer ce rôle important de négociateur. Il faut consulter les responsables, les convaincre de régler les problèmes. Cela demande du temps bien sûr et ce n'est pas très médiatique. Mais comment compose-t-on avec les Chinois qui ont une influence grandissante en Afrique de l'Est ?
Les Chinois ont l'impression qu'il y a un complot des Etats-Unis et des Britanniques contre eux. C'est bien sûr un problème de perception, mais il est réel. Les Chinois viennent d'où ils viennent. On ne va pas réécrire l'histoire et en faire un pays démocratique qui ne rêve que d'instaurer la démocratie en Afrique. Sur le plan des sanctions à l'encontre du Soudan et règlement du conflit, les Chinois peuvent jour un rôle parce qu'ils sont présents et au Soudan et au Tchad, ils ont des intérêts en Libye. Il faut les intégrer aux discussions, comme il faut discuter avec les Libyens qui sont très vigilants sur la présence de troupes étrangères à leurs portes. C'est pourquoi, les Libyens ont compris que la crise du Darfour était régionale. C'est tout l'enjeu. La France ne doit pas envisager la résolution de cette crise par l'intervention humanitaire ou crypto-humanitaire avec le déploiement de soldats. Car après l'Afghanistan et l'Irak, il ne faut pas croire que l'on transposera ce type d'intervention dans l'Est du Tchad et l'Ouest du Soudan sans créer des effets internationaux absolument détestables. Car chaque fois que l'on intervient de la sorte, ça créé un abcès de fixation comme on l'a vu en Somalie.

La France va-t-elle changer de politique en Côte-d'Ivoire ?
Oui, la France va partir car elle est poussée vers la porte de sortie. Et c'est bien. Un des grands défis actuels pour les Français c'est de conserver une influence sans que cela passe par la mobilisation de moyens militaires. Les Africains ne veulent plus que des forces étrangères soutiennent aveuglément des régimes qui ont perdu l'essentiel de leur base sociale.

Source : Libération

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