vendredi 25 mai 2007 par Notre Voie

Pendant plusieurs années, les opérateurs économiques maliens ont utilisé, de façon exclusive, le Port autonome d'Abidjan (PAA) pour leurs opérations de douane et de transit. Mais la crise déclenchée par la rébellion ivoirienne le 19 septembre 2002 a obligé la plupart d'entre eux à se tourner vers d'autres ports de la sous- région. Quel est le degré de ce mouvement ? A quel prix s'opère-t-il ? Les acteurs vont-ils le maintenir ou vont-ils revenir au Port d'Abidjan ? Pour avoir les réponses à ces interrogations, Notre Voie a rencontré quelques opérateurs économiques maliens ou résidant au Mali, à l'occasion de sa présence à Bamako pour la couverture de l'élection présidentielle du Mali qui a eu lieu le 29 avril dernier.

En plein c?ur du grand marché de Bamako, au premier étage d'un grand immeuble, le bureau d'Amadou Djigué. Le sourire aux lèvres, il a les yeux plongés dans un journal de la place. Monsieur, vous venez au bon moment. Voyez-vous, nous avons pris beaucoup de risques pour rester au Port d'Abidjan malgré la crise. Nous avons maintenu nos camions sur le trajet entre Abidjan et Bamako. Mais, pendant que nous nous battions pour que des vivres arrivent au Mali, d'autres personnes menaient des batailles de déstabilisation. Heureusement, il existe une justice au Mali?, se réjouit M. Djigué, tout en montrant un article rendant compte d'une décision de justice le confirmant dans ses fonctions de président du Conseil malien des chargeurs, et déboutant un adversaire, Ousmane Balaye Dorou. Il fallait des gens pour maintenir le pont entre Bamako et Abidjan. Nous l'avons fait?, poursuit-il. Mais il s'empresse de reconnaître que beaucoup d'autres opérateurs maliens ont quitté le Port d'Abidjan. Il ne les accuse pas. Il regrette seulement la belle époque. Avant la crise ivoirienne, on était dans un schéma très positif. La fluidité routière était parfaite. La sécurité était garantie. On roulait à tout moment, la journée comme la nuit. Il y avait certes de petites difficultés comme cela se passe dans tous les pays du monde mais, ce n'était pas de nature à nous empêcher de travailler?.
Le président du Conseil malien des chargeurs avoue, ensuite, qu'avec la crise ivoirienne, les données ont changé. Pour partir d'un point à un autre, c'est difficile. L'insécurité s'est installée, les tracasseries routières se sont accrues. Les frais de route ont augmenté. Konaté Mamadou abonde dans le même sens. Consul honoraire de Côte d'Ivoire au Mali, M. Konaté est, également, opérateur économique. Il est le responsable de l'Entreprise de commissionnaire en douane et transit Côte d'Ivoire (ECDT-CI), dont les activités sont momentanément arrêtées.
Les nombreux barrages

A ce double titre, il a des contacts avec les opérateurs économiques maliens qui commercent avec la Côte d'Ivoire. En ma qualité de Consul honoraire de Côte d'Ivoire, je suis souvent interpellé. Cela concerne aussi bien les membres du groupement import-export, les membres du groupement pétrolier que ceux du groupement des détaillants. Au plus fort de la crise, ils n'ont pas manqué de décrier l'insécurité tant en zone rebelle qu'en zone gouvernementale, les frais de route élevés, les nombreux barrages et l'état désastreux des routes, par conséquent, la lenteur sur le trajet. En temps normal, quand un camion part d'Abidjan à 6h, avant 18h, il est aux portes du Mali. Mais, avec la crise et ses nombreux méfaits, il faut 15 à 20 jours?, rapporte M. Konaté.
Le Consul dit avoir reçu des témoignages selon lesquels les transporteurs payaient plus dans les zones gouvernementales que dans les zones rebelles. Un opérateur, qui ne croyait pas ce que lui disait son chauffeur, précise M. Konaté, s'est lui-même rendu sur le terrain pour vérifier. Malheureusement, il a constaté que c'était vrai. En zone gouvernementale, on paie plus aux corridors que dans les zones assiégées?. Ce qui ne veut pas dire qu'au Nord et au Centre, on était dans le meilleur des mondes. En zone rebelle, au début de la crise, les rebelles qui avaient fait main basse sur la GESTOCI n'acceptaient pas que des camions aillent prendre des produits pétroliers à Abidjan pour le Mali. M. Traoré Zoumana, PDG des stations Sanké, qui est resté malgré la crise, a eu ses camions citernes vidés de leur contenu. Un autre opérateur a dit que ses camions citernes ont été brûlés. La situation était donc difficile, ce qui a poussé plusieurs à aller chercher ailleurs?, reconnaît le Consul honoraire.

Vers d'autres sociétés de raffinage

Autant dire que le secteur pétrolier a particulièrement été éprouvé par la crise. Et ce n'est pas Patrick Bello, responsable du bureau de la Société ivoirienne de raffinage (SIR) Mali, qui dira le contraire. Nous avions près de 90% de parts de marché dans les années 90. Après l'incendie de la GESTOCI en 1999, des difficultés ont commencé. Donc, certains de nos clients ont cherché d'autres solutions vers le Togo, le Sénégal, le Bénin. Néanmoins, on s'était maintenu autour de 70% de parts de marché. Avec la crise, on a connu une chute vertigineuse jusqu'à 2% en 2002 et 2004. Nos clients s'approvisionnaient à Bouaké. Le dépôt de la GESTOCI était aux mains des rebelles. Alors, on comprend aisément cette chute?, témoigne M. Bello. Un témoignage qui signifie qu'avec la crise, les clients du bureau SIR Mali se sont tournés vers d'autres sociétés de raffinage. Notamment au Bénin, au Togo, au Sénégal et en Mauritanie. La crise ivoirienne a poussé les Maliens à multiplier leurs sources d'approvisionnement. Dès lors, la concurrence s'est installée. Nous n'avons pas peur de la concurrence. Aussi fallait-il prouver aux Maliens que quelles que soient les difficultés, nous sommes avec eux. Il a fallu donc imaginer des actions. Nous avons donc utilisé le dépôt de Bobodioulasso. Mais seuls quelques majors, membres du Groupement des produits pétroliers (GPP) ont été s'y approvisionner. Or, les opérateurs individuels maliens représentent 65% de notre clientèle. Ce sont eux qui sont allés ailleurs?, regrette Patrick Bello. Néanmoins, de 2% en 2002, 2003 et 2004, le bureau de la SIR Mali est remonté en 2005 à 8% de parts de marché grâce au dépôt de Bobodioulasso et à 16% en 2006. On aurait pu faire mieux s'il n'y avait pas eu les soubresauts post-résolution 1633 et le scandale des déchets toxiques?, souligne M. Bello. Si le bureau de la SIR a pu rester, ce n'est pas le cas du bureau du Port autonome d'Abidjan à Bamako. Il a été fermé.
Dakar installe
un port sec à Bamako

La crise ivoirienne a obligé les Maliens à chercher d'autres ouvertures. Les ports de Lomé, de Conakry, de Cotonou et de Dakar y ont vu un argument de poids pour convaincre leurs gouvernements respectifs d'investir dans les infrastructures routières. Le gouvernement de Bamako et ceux des pays vers qui ces opérateurs se sont tournés ont, de concert, ouvert des routes. C'est l'effet positif de la crise pour nous, avoue Mamadou Djigué. Le port de Dakar a eu l'audace de venir installer à Bamako un port sec, un grand entrepôt. La distance Dakar-Bamako est presque la même que la distance Abidjan-Bamako. Encore que Dakar a une meilleure position. Dakar est plus proche de l'Europe?.
La concurrence est donc désormais de mise. Les opérateurs économiques maliens ont, aujourd'hui, le choix entre plusieurs ports. Les opérateurs économiques sont ce qu'ils sont, ils vont là où leurs intérêts leur commandent d'aller. Pour être opérateur, il faut être courageux, audacieux et sans colère. Ce qui les préoccupe, c'est le déplacement de leurs produits d'un point à un autre aux meilleurs coûts, sur des routes sans entrave?, fait remarquer M. Djigué. Or, justement, avoue le Consul honoraire de la Côte d'Ivoire au Mali, les opérateurs maliens gagnent sur le transport, car plus la distance est longue, plus le transport rapporte, puisqu' ils sont aussi transporteurs. Donc, c'est la Côte d'Ivoire qui perd sa clientèle. C'est un manque à gagner pour le Port d'Abidjan et pour l'Etat ivoirien.
Patrick Bello rejoint le Consul sur ce point. Les opérateurs économiques maliens étant avant tout des transporteurs, ils gagnent beaucoup de ristournes sur le transport quand la distance est longue. C'est pour cette raison que la SIR a perdu quelques clients, même avant la guerre. Après l'incendie de la GESTOCI en 1999, il a été décidé, en 2000, que tous les pétroliers des pays de l'hinterland se servent à Bouaké. Bamako-Bouaké, c'est 600 km, le double pour Bamako-Abidjan. Les ristournes sont moins importantes. Alors, certains de nos clients nous ont quittés. Avec la crise, d'autres les ont suivis?.
Liens traditionnels

M. Bello reste convaincu que les clients que la SIR a perdus peuvent revenir, parce que son entreprise présente de bien meilleurs atouts que les sociétés de raffinage vers lesquelles les Maliens se sont tournés momentanément. Quoi qu'on dise, les liens traditionnels entre le Mali et la Côte d'Ivoire sont si forts que le Malien se sent plus proche de l'Ivoirien que du Togolais ou du Ghanéen. Quand un Malien se rend en Côte d'Ivoire, il ne dort pas forcément dans un hôtel. Il a quelque part un parent qui l'héberge. Outre cette proximité et ce lien affectif, il existe des raisons objectives : la qualité de nos produits et la disponibilité. Nous ne sommes jamais en rupture, nous avons les meilleurs prix?, rassure M. Bello.
Il insiste sur la qualité du label SIR pour révéler que les pétroliers maliens se plaignaient, ces derniers temps, de pannes fréquentes. Il a dû leur faire comprendre que les machines sont conçues pour des produits spécifiques. Donc si on leur sert n'importe quel produit, c'est ce qui arrive. Puisque ces opérateurs projettent de construire de nouvelles centrales, ils ont compris la nécessité de traiter avec la SIR. Mais il sait que ce n'est pas gagné d'avance et qu'il faut des mesures incitatives. Il faut réviser la mesure obligeant les opérateurs du secteur à se ravitailler à Bouaké. Il faut leur laisser le choix entre Abidjan et Bouaké. Il faut en finir avec les tracasseries administratives au niveau de la douane et de la police. Il faut, au niveau du Mali, rendre la taxation uniforme en faisant appliquer la directive de l'UEMOA. C'est une décision politique. Nos produits sont plus taxés que les autres?, avance le responsable de la SIR Mali, qui se réjouit déjà de l'espoir que suscite l'application de l'accord de Ouaga.Les choses commencent à reprendre ; les gens reprennent confiance. A nous de renforcer cette confiance par des mesures courageuses pour récupérer la totalité des parts de marché perdues. Nous en sommes capables?, dit M. Bello.

L'essentiel,
c'est la paix

Le président du Conseil malien des chargeurs insiste, lui, sur la tarification et lance un appel aux autorités portuaires d'Abidjan et à tous les auxiliaires dans le sens d'une révision de cette tarification. Au début de la crise, beaucoup d'entre nous avaient des produits en transit au Port d'Abidjan. Il fallait les faire passer par le Port d'Accra. La distance était plus longue. Et nous avons difficilement supporté les coûts. Mais, après cela, nous avons adapté nos stratégies à la situation. Aujourd'hui, la crise a ouvert les yeux aux opérateurs. Ils ont découvert d'autres ports. La concurrence s'est accrue. Mais Abidjan reste Abidjan. Il y a une autre partie du Mali en Côte d'Ivoire. Certains comme nous sont restés malgré la crise, d'autres sont déjà revenus. D'autres hésitent encore. Mais ils reviendront. L'essentiel, c'est la paix. Quand il y a la paix, tout est possible?, indique M. Djigué. Je demande alors à nos frères ivoiriens de ne plus reculer après les premiers pas posés. Nous encourageons le président Gbagbo et le Premier ministre Soro à ne pas lâcher prise. La paix renforce la sécurité. C'est à partir de la paix que le développement est possible?, plaide-t-il.
Le Consul honoraire abonde dans le même sens : baisser les frais de route, simplifier les procédures administratives et consolider la paix. Il rend donc hommage au président Gbagbo pour sa sagesse qui lui a permis d'initier le dialogue direct. Il félicite aussi le Premier ministre Guillaume Soro qui a accepté de faire la paix. Selon lui ces deux autorités ont entre leurs mains non seulement le destin des Ivoiriens, mais aussi celui des Maliens, des Burkinabé, des Nigériens, bref de toute l'Afrique de l'Ouest.
M. Konaté demande, de façon particulière, aux autorités portuaires d'Abidjan d'initier des actions de promotion soutenues au Mali, de se rendre constamment sur le terrain comme le font les responsables des autres ports de la sous-région. Rapportant les v?ux d'opérateurs maliens qui l'ont approché, il recommande la réouverture du bureau du PAA de Bamako et souhaite être consulté par ces autorités, car, dit-il, je connais mes frères?.


Dan Opeli (envoyé spécial à dan.opeli@yahoo.fr

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