samedi 12 mai 2007 par Le Nouveau Réveil

La Côte d`Ivoire, nous répète-t-on à l`envi, a décidé de se libérer du joug colonial imposé par la France. Et le fer de lance de cette libération est bien évidemment notre Laurent Gbagbo bien aimé et ses charmants Jeunes patriotes qui, non contents de libérer la Côte d`Ivoire, veulent aussi libérer l`Afrique tout entière. Ce que nous reprochons fondamentalement au pacte colonial qui nous lie à la France est qu`il nous a maintenu dans la dépendance et la servitude. Mais au-delà des cris de colère, des actes d`hostilité à l`égard de l`ancienne puissance coloniale, comment se libérer ? Tout le monde est d`accord sur le fait que la libération se fera par le contrôle effectif de notre économie, par notre capacité à prendre notre destin en main. Et cela passe par la formation des hommes et des femmes. Les exemples des autres pays, anciennement colonisés ou dominés qui aujourd`hui tiennent le haut du pavé, nous le montrent clairement : la libération passera par la formation de cadres compétents, de techniciens compétents, de grands scientifiques et chercheurs, par l`utilisation de notre intelligence. La domination a résulté d`un rapport de force qui nous était défavorable. Les colons avaient des armes et une technologie contre lesquelles nos flèches, sagaies et sorcelleries se sont révélées impuissantes. Ces armes et technologies ne leur ont pas été données par des génies ou des dieux, mais elles sont sorties de leurs intelligences.

A-t-on besoin d`être grand sorcier pour comprendre que la libération des hommes et des femmes de notre continent, que la libération de notre continent se feront par l`acquisition des connaissances qui sont à notre disposition ? Nos parents dans leurs forêts et savanes, et malgré l`obscurantisme dans lequel ils vivaient, avaient compris que l`école était la voie pour acquérir les connaissances, pour acquérir l`intelligence. Chez nous, la personne intelligente est celle qui fait de grandes études et qui a accumulé de gros diplômes. Et ces parents, malgré leur dénuement, se saignaient pour faire faire de bonnes et grandes études à leurs enfants, convaincus qu`ils étaient que leur salut viendrait de ces diplômes et des connaissances qui justifiaient leur délivrance. Nos parents avaient compris que les saluts individuels passaient par l`école. Et Houphouët-Boigny avait compris que le salut de tout le pays passait aussi par l`acquisition des connaissances venant de l`école. Il avait mis un accent particulier sur la formation des scientifiques et hauts techniciens. C`est pour cette raison qu`il avait créé le lycée scientifique et les grandes écoles de Yamoussoukro, qu`il envoyait les meilleurs des enfants de ce pays se former dans les meilleures universités et grandes écoles dans le monde entier, sans discrimination.

Les dernières années du règne d`Houphouët-Boigny et celui d`Henri Konan Bédié avaient été pourris par les problèmes de l`école, avec les recrutements parallèles dus à la crise économique, et surtout avec l`irruption de la FESCI sur la scène nationale. Certains avaient naïvement cru que cette organisation se battait pour une amélioration des conditions d`études et de vie des étudiants et élèves. On a fini par comprendre, et la FESCI elle-même l`a avoué, qu`elle n`était que le bras agissant de l`opposition d`alors, représentée par le FPI et le RDR, pour abattre le pouvoir PDCI. Le FPI est arrivé au pouvoir. Et ce pouvoir est essentiellement composé d`enseignants. Le chef de l`Etat, son épouse, le président de l`Assemblée nationale, les responsables des commissions de cette institution, les principaux ministres et responsables du parti au pouvoir, tout le monde est enseignant.
On était donc en droit d`espérer une réhabilitation de l`école et de l`intelligence. On était d`autant plus en droit de l`espérer que la FESCI et les syndicats d`enseignants qui paralysaient l`école pour des raisons politiques étaient acquis à la cause du nouveau pouvoir.

Mais à quoi a-t-on assisté ? A un assassinat en règle de l`école et de l`intelligence. L`école ivoirienne n`a jamais été aussi délabrée que depuis l`arrivée des enseignants refondateurs au pouvoir. Aucune année scolaire ou universitaire ne s`est déroulée normalement. La FESCI est devenue un monstre qui n`hésite plus à tuer froidement et en toute impunité ceux des étudiants qui ne partagent pas ses vues, qui terrorise les enseignants et les magistrats, et qui s`ingénie à saboter méthodiquement l`école. En 2006, lorsque des élèves avaient séquestré et battu à sang un de leurs censeurs au lycée classique d`Abidjan, le ministre de l`éducation nationale d`alors, M. Amani N`guessan avait déclaré dans Fraternité Matin : " Les jeunes gens d`aujourd`hui ont le sentiment d`être les sacrifiés de leur époque L`école aujourd`hui ne garantit pas à l`enfant l`intégration sociale. Bien au contraire, on peut affirmer que l`école concourt à la désintégration sociale de l`enfant, puisque, diplômé de l`école ou pas, vous n`arrivez pas à vous insérer dans le circuit de productionJe crois que les Ivoiriens doivent prendre leur courage à deux mains et dénoncer cette école qui est là et qui a montré ses limites. Qu`on les appelle FESCI ou autrement, les enfants qui fréquentent cette école ont un sentiment qui n`est pas faux. Et il faut être à leurs côtés pour les comprendre. Ils sont sans repères à l`image de la société elle-même. " Les choses sont, on ne peut plus claires. Le pouvoir des refondateurs a décidé de liquider cette école, qui, aux dires de son ministre de l`éducation nationale, ne faisait que désintégrer socialement nos enfants. Et ils y sont parvenus. Depuis le début de cette année les enfants de l`éducation publique ne vont plus à l`école. Aux enseignants en grève qui réclamaient une augmentation de leurs salaires, le prince de Mama a répondu très clairement qu`il préférait augmenter les militaires plutôt que les enseignants. Qu`est-ce que nos enseignants n`ont pas compris ? Un enseignant, ça réfléchit, ça discute, ça conteste, ça s`oppose. Surtout lorsqu`il est débarrassé des soucis matériels. Et le prince de Mama est bien placé pour le savoir, lui qui a passé toutes ses années d`enseignant à faire cela. Or, un militaire, il est formé pour ne pas réfléchir, pour ne pas discuter, pour ne pas contester, et surtout pour obéir. Et il obéit encore mieux lorsqu`il est bien payé. Et quelle idée pour des enseignants de demander une augmentation de salaire lorsque notre président bien-aimé est en train de construire son beau palais, son Assemblée nationale, son sénat et son hôtel des députés à Yamoussoukro ?

Amani Nguessan a demandé aux Ivoiriens de dénoncer l`école qui a montré ses limites. Lui, il a fait mieux que dénoncer. Il a tué l`école. Non seulement les enfants ne vont plus à l`école dans le système public, on a aussi incendié les écoles privées de qualité qu`étaient le collège Mermoz et les écoles françaises, à Abidjan comme à San Pedro. Mais pour mieux assassiner l`intelligence, on a également incendié le centre culturel français où l`ivoirien ordinaire allait se cultiver et s`instruire, les librairies, à Abidjan comme à Yamoussoukro, et l`on laisse mourir la Bibliothèque nationale. De même, les concours pour entrer dans nos écoles qui servaient à former les meilleurs cadres pour servir le pays sont tous devenus payants. Seuls ceux qui payent ce qu`il faut ont le droit de devenir avocats, magistrats, d`entrer à l`ENA, à l`école de police, de gendarmerie, des infirmiers et infirmières, des instituteurs et institutricessans considération de leurs compétences. Nos refondateurs n`ignorent bien entendu pas que pour libérer un pays du sous-développement, il lui faut des fonctionnaires et cadres de haut niveau. Lorsque nos enfants vont à l`école, il faut à leurs parents payer pour qu`ils obtiennent leurs diplômes, même le CEPE.

Que propose-t-on aujourd`hui à la jeunesse ivoirienne pour développer son intelligence ? Il a le choix entre les maquis, les " agoras " et " parlements " version refondation, et les églises.
Partout à Abidjan et dans toutes les villes de l`intérieur du pays sont nés les super, hyper, méga maquis. Ce sont des maquis qui peuvent accueillir des centaines de clients à la fois. Il n`y a plus de cinémas en Côte d`Ivoire. Plus de bibliothèques, très peu de librairies, et de toute façon pas d`argent pour acheter des livres. Le jeune qui ne va plus à l`école, puisque les refondateurs ont décidé de la tuer, parce qu`elle s`est montrée incapable d`assurer son intégration sociale, qui n`a pas de travail, puisqu`on obtient difficilement du travail lorsqu`on n`a pas fait de bonnes études et que de toutes les façons les entreprises susceptibles d`embaucher ont été détruites lors de notre croisade contre la France, ce jeune, qui veut échapper aux programmes débilitants de notre télévision n`a pas d`autre choix que d`aller dans un de ces hypermarchés de la beuverie et du vice. Ils assurent certainement mieux l`intégration sociale, dans l`entendement de nos refondateurs. Les abords des cités universitaires sont envahis par les maquis, sur lesquels la toute puissante FESCI prélève son impôt. Au temps du président Bédié, on avait parlé d`interdire les maquis aux abords des écoles. Aujourd`hui les maquis sont dans l`école. Notre grand chef n`avait-il pas un jour dit que tout allait bien dans le pays parce que les maquis et boîtes de nuit étaient toujours pleins ?

Et lorsque ce jeune n`a pas les moyens de passer ses journées dans un de ces hyper maquis, il a dans son quartier une " agora " ou un " parlement " pour se cultiver. Ce sont des endroits où l`on cultive la haine, l`intolérance, la xénophobie et la stupidité. Il n`y a qu`à aller écouter les horreurs et âneries que débitent à longueur de journée les orateurs de ces endroits pour avoir froid dans le dos et se poser de sérieuses questions sur le type d`Ivoirien que veulent créer nos refondateurs. Et ces endroits sont financés par les hommes du pouvoir ! Le président de la " Sorbonne " du Plateau, où le chef de l`Etat aime bien aller prendre des bains de foule a un statut quasi officiel.

Et pour parachever le développement de son intelligence, il ne reste plus à notre jeune qu`à aller à l`église ou au temple. Plus un seul espace public qui ne soit investi par les différentes sectes venues d`ailleurs ou créées par des Ivoiriens. La Bibliothèque nationale qui est au bord de l`effondrement est devenu un lieu de culte pour une secte. Tout comme les jardins publics du Plateau, la salle des fêtes de l`Assemblée nationale, le centre culturel de Treichville, le palais présidentiel ou le Théâtre de la Cité, naguère haut lieu des débats contradictoires et de la critique du régime d`Houphouët-Boigny. En 1982, nous avions déclenché une grève à l`université parce que le pouvoir d`alors avait annulé une conférence qu`un enseignant du nom de Laurent Gbagbo devait prononcer au Théâtre de la Cité. C`est dans ce Théâtre de la Cité que les Zadi Zaourou, Niangoran Porquet et autres grands créateurs ont joué leurs pièces les plus corrosives à l`égard du pouvoir d`Houphouët-Boigny. Sous la refondation, il ne reste plus que le palais de la culture où un autre roi, Sidiki Bakaba, veille à l`orthodoxie patriotique des pièces théâtrales qui doivent y être jouées. Aujourd`hui, partout dans nos quartiers, dans les domiciles privés, les églises et temples ont poussé comme des champignons. Et le premier escroc venu peut se proclamer pasteur ou prophète et aller pérorer à la radio et à la télévision. Il n`a pas besoin de connaître la Bible. Il lui suffit de bien repérer les passages du Livre saint où l`on demande aux fidèles de payer la dîme.

Le 10 mai dernier, le président français Jacques Chirac et son successeur élu Nicolas Sarkozy ont commémoré ensemble l`abolition de l`esclavage. Eux dont le pays a pratiqué l`esclavage pendant des siècles ont commémoré la libération des Noirs et inauguré, en présence de plusieurs descendants d`esclaves, un monument représentant des chaînes brisées. Il y a quelques années, M. Mel Théodore qui était le maire de Cocody avait construit un monument dans sa commune pour commémorer cette tragédie de notre histoire. Ce monument représentait des chaînes brisées et un oiseau qui s`envolait. Une belle ?uvre artistique. Arrivés au pouvoir, nos refondateurs " libérateurs du peuple noir " n`ont pas trouvé mieux à faire que de détruire ce monument pour construire à sa place une statue géante de saint Jean. Celui de la Bible.

Dans quel état mental voulez-vous que soit un jeune de notre pays qui ne va plus à l`école, qui n`a pas d`autre endroit que les bars et les " agoras " et " parlements " de la refondation pour se cultiver, et qui croit que son salut lui viendra des pasteurs et prophètes escrocs ? Il devient un abruti. Un abruti capable de croire qu`une femme peut accoucher d`un crapaud ayant un cauri attaché au dos, que des prières et des impositions de main peuvent soigner le sida et toutes les autres maladies, un abruti capable de prendre une machette contre celui qui ne partage pas les mêmes idées que lui, qui n`est pas de son ethnie, ou qui est soupçonné d`avoir fait disparaître le sexe d`un homme en lui serrant la main. On a tout simplement assassiné l`intelligence dans ce pays.

Mais il n`y a pas que chez les jeunes que l`on ait tué l`intelligence. Bon nombre de nos intellectuels, de nos hauts cadres, de nos scientifiques formés dans les meilleures écoles occidentales en sont là. Ils sont les meilleurs clients des prophètes et autres vendeurs d`illusions. Ils ont tous troqué leurs intelligences contre l`obscurantisme dans lequel baignaient nos parents et dont on avait cru qu`ils seraient libérés par l`instruction et l`acquisition de la science. Les livres écrits par la plupart de nos éminents professeurs agrégés portent sur leur rencontre avec Jésus. Pas sur les matières dans lesquelles ils sont agrégés.

Ne croyez surtout pas que tout cela soit le fruit du hasard ou d`une fatalité. Il s`agit d`une politique bien pensée pour maintenir le peuple dans la servitude. Pas la servitude coloniale, mais celle de la refondation. Karl Marx avait dit que la religion était l`opium du peuple. Nos refondateurs qui ont tous eu une formation marxiste le savent très bien. Ajoutez à cet opium beaucoup de bières et de vin, du sexe, de l`enseignement des " agoras " et " parlements " à la sauce de la refondation, une télévision et une radio abêtissantes, et vous avez tout ce qu`il faut pour vous maintenir au pouvoir pendant des décennies.

Laissons de côté toute idéologie et considération partisane et exerçons ce qui reste de notre esprit de discernement. Quelle Côte d`Ivoire croyons-nous être en train de bâtir lorsque les jeunes ne vont plus à l`école, lorsque l`université est prise en otage par la FESCI, lorsque les diplômes et entrées dans les grandes écoles sont vendus aux plus offrants, lorsque les jeunes n`ont pas d`autre échappatoire que l`alcool et les sectes ? Quels cadres aurons-nous demain ? Quelle administration, quelle police, quelle gendarmerie, quelle douane, quel service des impôts, de la santé, quelle justice, quels enseignants nous attendons-nous à avoir ? Et nous allons continuer à avaler ce qu`on dit dans les " agoras " et " parlements ", à savoir que toute cette politique a pour unique but de nous libérer de la domination de la France ! Nous nous libèrerons sans doute de la France tant abhorrée qui elle-même ne semble plus très désireuse de nous avoir sous sa coupe. Mais il n`est pas certain que nous soyons libres pour autant. Changer de maître n`est pas se libérer. Et rien ne nous dit que le nouveau maître aux yeux bridés qui pointe le bout de son nez sera plus accommodant que celui à la peau pâle.
Venance Konan, journaliste écrivain.

Email : venance konan@yahoo.fr

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