samedi 14 avril 2007 par Nord-Sud

Au village Marchoux, léproserie située à environ 7 kilomètres de Bingerville, les malades ont mis en place une organisation sociale fonctionnelle. Le village reste cependant confronté au manque de moyens de subsistance, explique dans cette interview le chef Messi Bruno.


Comment avez-vous été désigné chef ?

Je suis chef depuis 1970. Ce n'est pas parce que je suis le plus âgé. J'ai été nommé en présence de tout le monde parce que je suis un travailleur infatigable.


Comment avez-vous accueilli votre désignation ?

Je l'ai acceptée. C'est un honneur que les habitants m'ont fait. Ils ont placé en moi leur confiance. Et depuis, j'exerce le pouvoir sans faute.





Actuellement le village compte combien d'habitants ?

Nous sommes 24 lépreux plus nos épouses, nos enfants et nos petits enfants qui sont au nombre de 250 à 300 personnes.





De quoi vivez-vous?

Nous avions une coopérative. Nous faisons la pêche dans la lagune. C'est de cela que nous vivions. Présentement, ça ne marche pas. Nous vivons aussi du métier de l'artisanat et de la maçonnerie. Mais actuellement nous ne faisons plus d'artisanat.





Pourquoi avez-vous arrêté l'artisanat?

Nous fabriquions des paniers en rotin. Les femmes faisaient les paniers en ficelles. C'est une religieuse Mme Monique Georges qui nous aidait à vendre nos réalisations. Elle était au lycée Sainte Marie de Cocody. Elle les exposait dans les grands magasins. Ca marchait et elle venait nous donner l'argent de la vente. C'était entre 1981 et 1986. En 1986, elle est partie au Tchad. Depuis son départ, rien ne marche. Nous avions écrit des lettres pour ne pas qu'elle nous quitte. Nous avons lutté pour ne pas qu'elle parte. Mais elle devait partir parce qu'on avait besoin d'elle là-bas. Après son départ, nous avons essayé de vendre nous-mêmes nos fabrications, mais ça ne marchait plus. Nous fabriquions des berceaux en rotin. Comme ceux que vous voyez sur la route de Grand-Bassam. Mais là-bas, ils sont bien tissés et bien finis avec la machine. Nous n'avions pas de machine. Entre ce qui est beau et ce qui ne l'est pas, les gens préfèrent ce qui est beau. Nous avons donc arrêté cette activité parce que ce n'était plus rentable.





Qui fabriquait les paniers?

Certains d'entre nous et nos enfants.





Qui sont ceux qui vont faire la pêche sur la lagune ?

C'est nous qui y allons. Tout le monde ne peut pas partir. Il en y a qui sont solides. Ce sont eux qui vont.





Pêchez-vous assez de poissons ?

Avant on en trouvait assez, mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Nous sommes allés samedi (31 mars). Nous sommes allés aujourd'hui (mercredi 4 avril), nous n'avons rien eu. Nous irons encore samedi (7 avril).





Pourquoi ne trouvez-vous pas de poissons ?

La lagune n'est plus riche en poissons parce qu'il y a beaucoup de pêcheurs. Les gens viennent de la ville de Bingerville pour pêcher.



De quoi vivez-vous alors si la pêche ne donne plus de poissons?

Nous vivons des aides.





A quel moment les aides arrivent-elles ? Toute l'année ou pendant la Journée mondiale de la lèpre ?

Pas tous les jours. Des gens nous surprennent par moment. Ils viennent en voiture et nous donnent du riz, des cartons de vivres, quelques savons et des vêtements.





Combien de fois dans le mois?

Souvent nous ne recevons rien dans le mois. Par exemple, cela fait deux mois que nous n'avons rien reçu. Nous pouvons rester aussi pendant trois mois sans rien recevoir.





Avez-vous des partenariats avec des Ong ou avec d'autres organisations ?

C'est la fondation Raoul Follereau qui nous aide. Le responsable s'appelle Mathieu. Il nous donne du riz. L'ambassadeur de Malte nous a fait des dons voilà quatre jours. Un musulman qui réside à Treicheville et qui répond au nom de Youssouf Doukouré nous donne du riz tous les premiers jours du mois de carême. Souvent 4 tonnes, 5 tonnes de riz et du sucre





Ce que vous recevez comme don est-il suffisant ?

Ce n'est pas toujours suffisant. Nous faisons aussi des provisions que nous nous partageons par la suite. Actuellement où je vous parle, il n'y a rien dans le village.





Comment vivez-vous alors sans rien à manger ?

On attend. Dieu a créé la bouche, il ne l'a pas laissée vide. Il faut qu'il y ait quelque chose dans cette bouche. Nous mangeons finalement quelque chose. Souvent de la banane ou des boules d'attiéké.





L'Etat ne vous aide-t-il pas?

Dans les années 84, 86, l'Etat nous faisait des dons. Chacun recevait 18 kg de riz dans le mois, de l'huile, du savon, du lait, du poisson, de la viande. Mais depuis le décès du président Houphouët Boigny, nous ne bénéficions plus de cette aide. Le général Robert Gueï nous a entretenus pendant 4 mois, et après, plus rien.





Avez-vous fait des démarches pour continuer à bénéficier de cette aide auprès du ministère de la Santé ?

Je suis allé avec les directeurs des instituts Raoul Follereau de Bingerville et d'Adzopé voir des gens au ministère de la Santé. Les gens étaient réunis dans la salle. Ils étaient en réunion. On nous a demandé nos besoins. J'ai répondu que la nourriture manquait et que nous n'étions pas nourris comme avant. Nous savons que les temps sont durs mais si on pouvait nous nourrir pendant six mois au moins. Nous sommes certes guéris mais les séquelles nous empêchent de travailler.





Qu'est-ce qu'ils vous ont répondu ?

Ils nous ont dit qu'ils ont compris.





En tant que chef quel est votre rôle dans le village ?

Je règle les affaires. Quand quelqu'un est malade, je vais vers le medecin. On dit qu'il n'y a pas de budget pour les malades maintenant. Pendant les dernières fêtes, le gouverneur Amondji nous a donné des nattes, du savon et des vêtements.





Comment sont organisés dans le village les mariages, les naissances et les décès ?

Tout se passe dans la solidaridé agissante pour les mariages et les naissances. Nous enterrons nous-mêmes nos morts. Chaque communauté apporte son concours à la famille éplorée. Nous cotisons. Si c'est un musulman, on l'enterre sans un cercueil. Par contre, les chrétiens sont enterrés dans des cercueils. Nous avons des difficultés pour nous procurer ces cercueils. Nous cherchons des planches, des contre-plaqués. Nous allons en ville vers de bonnes volontés qui nous les confectionnent. Nous payons 20 à 25.000 Frs. Nous sommes confrontés à cette difficulté depuis la mort du président Houphouët. C'est nous qui organisons tout. Il n'y a jamais eu de problème entre nous. Nous sommes ensemble comme une seule personne. Nous sommes solidaires dans le malheur et dans le bonheur. Personne ne va au champ lorsqu'il y a un décès dans l'une ou l'autre des communautés.





Vous avez des champs !

Quelques petits champs de maïs, de manioc et d'arachide.



Combien de lépreux sont décédés depuis que vous êtes chef?

Au moins 40. Je ne peux pas donner un chiffre exact. Ce que je sais, c'est que nous étions 100 malades lorsque j'arrivais.



Quels rapports avez-vous avec la population de Bingerville?

Nous allons toujours en ville. Je vais résoudre mes problèmes. Je vais aussi voir le prêtre pour les questions religieuses. Souvent nous allons régler les problèmes administratifs de nos enfants. Nous n'avons pas de moyens. Je vais à pied et je reviens à pied.





En quelle année êtes-vous arrivé dans le centre ?

Je suis né en 1923 et je suis arrivé ici en 1951. Je suis tombé malade en 1940. Je n'étais pas marié et j'allais à l'école à la mission catholique. Je me suis soigné avec la médecine traditionnelle. Je ne guérissais pas. Mon oncle m'a alors accompagné ici en octobre 1951. Mon pied était enflé. On m'a soigné et mon pied ne me fait plus mal comme auparavant. En ce temps-là, on faisait des contrôles tous les 3 mois. Au bout de 3 mois, j'ai arrêté de prendre les comprimés. Je me suis marié ici. Je n'ai pas d'enfant. J'ai fait le mariage traditionnel en 2004 et le mariage religieux, dernièrement.





Interview réalisée par Cissé Sindou

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023