mercredi 16 décembre 2009 par Le Temps

Merci à mes collègues, les Professeurs Niamkey Koffi et Assa Koby, pour leurs brillantes contributions au débat que j'ai indirectement ouvert sur les formes de légitimité des trois premiers Présidents de la République de Côte d'Ivoire. Je suis heureux d'avoir attiré l'attention sur un ouvrage que j'ai écrit il y a bientôt 5 ans et dans lequel j'ai largement avancé des faits susceptibles d'éclairer le présent débat ; je n'y fais pas une évaluation hâtive des régimes du Pdci-Rda et du Fpi, encore moins " l'hagiographie " de qui que ce soit. Je ne veux pas réagir outre mesure aux vaines récriminations de mes collègues sur mes choix politiques. Celles exprimées par chacun d'eux sont détestables (le Président de la Commission s'est laissé aller à la pente apologétique caractéristique de tout nouveau converti qui se croit investi d'une mission apostolique selon Niamkey Koffi), puériles (le professeur-ambassadeur ; Monsieur Cinquantenaire de Assa Koby) et dangereuses (sa hâte d'apologie de sa nouvelle idole) pour l'exercice de la liberté de chaque citoyen. Comme tous mes concitoyens, y compris mes deux éminents contradicteurs, je ne suis comptable de mes choix politiques que devant ma propre conscience et non devant quelque autre concitoyen, fût-il Président de la République ; car, la reconnaissance de la liberté du citoyen passe d'abord par le droit qui lui est reconnu de choisir librement. Je suis certain que les Professeurs Niamkey Koffi et Assa Koby me reconnaissent au moins ce droit qu'ils exercent ici ! Allons donc à l'essentiel pour faire avancer la culture démocratique dans notre pays. De l'argumentation de mes collègues je ne voudrais retenir qu'un point essentiel pour l'enrichissement du débat sur la légitimité des responsables politiques dans notre pays. Pour le Pr. Niamkey Koffi, seule compte la légitimité que confère le choix exercé par les gouvernés; plus que la légitimité historique (ou charismatique au sens wébérien du terme), c'est ce choix qui met le citoyen, en permanence, au c?ur du jeu politique. Notre collègue Assa Koby complète leur argumentation en affirmant que l'on peut avoir une légitimité, qu'elle soit historique ou juridique, et la perdre à cause d'un mode détestable d'exercice du pouvoir. La légitimité historique peut ainsi se transformer en illégitimité historique ; peu importe donc la nature de la légitimité selon mon éminent collègue. C'est pourquoi, tous les deux insistent, chacun dans son style, sur ce qu'ils reprochent au Président actuel pour conclure (Assa Koby) sur les conséquences catastrophiques de sa reconduction possible lors des prochaines joutes électorales (Si nous commettons l'erreur de reconduire le premier candidat ex-président qui s'est historiquement auto dé-légitimé, nous aurons compromis en toute liberté l'avenir de notre démocratie, de notre jeunesse et de notre pays.) Je ne retiens pas, volontairement, le reste des idées développées par mes collègues. Dans leurs rôles respectifs de Porte-parole du Président du Pdci-Rda pour l'un et de Secrétaire national chargé des Etudes et Prospectives du Pdci-Rda pour l'autre [grand honneur en effet, pour le pauvre Kipré !], on ne peut pas s'attendre à moins que cela, à savoir pourfendre le parcours politique de celui qui est aujourd'hui, l'adversaire principal du candidat du Pdci-Rda. C'est leur droit de citoyens libres dans une démocratie. Je remarque d'ailleurs que nos deux grands responsables politiques font l'impasse sur le sens du coup d'Etat de décembre 1999 que certains, dans les rangs du Pdci-Rda, avaient interprété comme une dé-légitimation du Président Bédié, au point que, dans son propre parti, son ancien ministre de l'Intérieur, E.-C. Bombet, lui avait été préféré pour être le candidat de ce parti à l'élection présidentielle d'octobre 2000 ! Mais, laissons cela ; car, sur ce terrain, n'étant plus au fait de la vie du Pdci-Rda depuis près de 10 ans et sans les documents qui me permettent d'établir les faits en historien que je reste, je suis mal placé pour engager ce débat. En revanche, sur le point que je me permets de retenir parce que c'est celui qui, de mon point de vue, mérite discussion, je voudrais d'abord faire une remarque générale : il n'y a chez moi aucune hiérarchisation entre la légitimité historique et la légitimité juridique. Ce sont des formes de légitimité produites par des faits, soit dans la longue durée (légitimité historique) soit dans l'instant (le temps court d'une consultation électorale). Que sont chacune d'elles précisément? La légitimité historique ne se décrète pas ; elle n'est pas un objet de compétition objective, avec des références écrites et des règles autres que celles, implicites et inscrites dans le champ des valeurs des sociétés humaines ; elle n'est pas une denrée électorale que chacun peut trouver au marché d'Adjamé ! Elle est le produit, intériorisé par une communauté, d'une série d'actes remarquables que pose un individu dans et pour cette communauté. Ce faisant, elle le signale particulièrement lui-même à la dite société comme remarquable. Lorsque vient le temps des choix pour les charges publiques, celui-là qui s'est ainsi signalé à l'attention de tous peut trouver, dans ce magister indirect ou cette image positive que la communauté a de lui bien souvent à son insu, une dimension particulière aux projets qu'il formule pour elle. Comme Coriolan, il peut se tourner contre sa patrie, hier sauvée des Volsques et aujourd'hui ingrate de ne pas l'élire aux charges de Consul. Comme le Général De Gaulle, il peut, après avoir redonné ce supplément d'âme à son pays, démissionner de sa charge parce qu'il estime ne plus retrouver l'adhésion initiale du peuple aux ambitions qu'il poursuit pour lui. Comme F. Houphouët-Boigny, il peut vouloir continuer sa tâche jusqu'à la mort, malgré l'usure du pouvoir. Il reste toujours ce personnage presque hors de portée que les peuples, parfois de manière excessive, se donnent comme héros. On peut gloser philosophiquement sur cette propension des peuples à se donner des héros à des moments particuliers de leur parcours du temps. Mais ce sont là des faits vérifiables dans l'histoire des sociétés humaines qui fonde ce que j'appelle la légitimité historique. Ainsi va aussi l'histoire générale des opinions politiques dans l'histoire longue des hommes ; et chaque moment a ses héros revêtus d'une réelle légitimité historique. Près de nous, je ne crois pas que mes deux collègues puissent dénier à F. Houphouët-Boigny cette légitimité historique. Même ses opposants les plus résolus comme le Président Gbagbo reconnaissent qu'il a posé des actes de grande portée qui, un moment, ont fait avancer notre histoire ivoirienne et ont fait de lui un héros des temps modernes dans notre société. A moins que, revenant sur le combat mené contre la théorie du parricide en 1990, mon collègue Niamkey Koffi veuille enterrer à nouveau le Président F. Houphouët-Boigny au profit du Président H. Konan Bédié ! Ce serait son droit ; mais mon collègue me permettra de n'être pas d'accord avec lui sur ce point. Dans le parallèle que j'ai fait entre nos Présidents, je veux reconnaître, et les faits sont là, têtus, que le Président Gbagbo est celui-là qui aura combattu le plus vigoureusement pour donner force et réalité au combat pour la démocratie pluraliste dans notre pays contre le parti unique et la pensée unique vécus en Côte d'Ivoire de 1960 à 1990. De même, voir en lui ce Président qui, unique exemple dans l'histoire mouvementée de notre continent et bravant les vents contraires, revient chez lui pour dire non à une tentative de coup d'Etat et non au diktat d'une puissance étrangère, c'est reconnaître des faits que nous avons tous vécus. Là où certains d'entre nous ont fui, il a été au premier poste, proche du peuple en désarroi. Le reconnaître n'enlève rien à la nécessité des débats politiques que chacun a le droit de mener dans la chapelle de son choix. Le Président Gbagbo s'est battu pour cela ; il serait le dernier à s'y opposer comme le démontrent d'ailleurs ses rapports avec la presse dans notre pays ; cette presse qui enregistre aujourd'hui, moins d'emprisonnements et d'humiliations que naguère (cf. la bastonnade d'Abdouramane Sangaré sous le Président Bédié). Non, Professeur Assa Koby, il n'est pas indifférent aux peuples que des citoyens aient une légitimité historique. Mais oui, la légitimité historique n'est pas la seule mesure du rapport démocratique à l'exercice du pouvoir d'Etat. De réduire cette légitimité au seul champ du temps de l'homme de Cromagnon n'est pas juste, Professeur Niamkey Koffi. Les héros sont de tous les temps, même lorsque la culture démocratique est fortement ancrée dans les pratiques collectives ; et sur ce point, je ne crois pas avoir compris que Max Weber, que j'ai moi aussi lu, l'ait affirmé dans ses travaux. L'ère démocratique a ses héros légitimités par les actes positifs qu'ils ont posés pour tous. Et je ne partage pas du tout l'idée que le charisme ne soit qu'un paradigme explicatif des cas de dictature personnelle. L'argument n'est vrai que si le pouvoir exercé ne se fonde que sur cela. Ne réduisez pas la pensée de Max Weber pour les besoins d'une démonstration tronquée volontairement, cher collègue. Par ailleurs, et je vous y invite, faisons l'effort intellectuel de ne pas nous réfugier toujours derrière des penseurs d'ailleurs qui partent toujours, eux, de l'expérience historique de leurs sociétés. L'histoire de l'Afrique est assez riche pour que nos théories philosophiques s'appuient sur la trajectoire de nos peuples. Nos maîtres de l'Occident ou d'ailleurs nous offrent des méthodologies et non des recettes toutes faites. Sur la légitimité juridique, quoi de plus normal d'y faire référence en démocratie ? Mon collègue Niamkey Koffi a raison de rappeler que le pouvoir politique est défini par l'idée de choix et plus précisément par l'idée de choix exercé par les gouvernés. Il a seulement omis de dire qu'il s'agit du pouvoir démocratique lorsqu'est établie la démocratie et non du pouvoir sui generis. Mieux ; il faut, pour fonder son caractère légitime autant que sa pertinence par rapport au droit en vigueur dans une société donnée, que ce pouvoir se fonde sur des lois, des règles et des procédures acceptées par la majorité du corps civique. Le Pr. Niamkey Koffi se souvient que c'est sur cette base que j'ai fondé l'A.D.I.R. en août 1993, en finançant seul l'essentiel des activités jusqu'en novembre 1995, avant de passer la main à Anney Kablan, alors mon Directeur de cabinet. Ce sont des faits dont beaucoup peuvent porter témoignage en toute honnêteté. Pour revenir aux faits, sauf le Général R. Guéï venu au pouvoir par un putsch donc sans légitimité inscrite dans le jeu normal des institutions de la République de Côte d'Ivoire, les trois autres Présidents de la République peuvent se targuer d'avoir une légitimité juridique, ayant été devant les électeurs pour recueillir leurs suffrages. Mais en fait, examinant sereinement l'histoire contemporaine de notre pays et l'histoire de l'organisation des élections dans notre pays depuis ces dernières décennies, chacun peut juger de la légitimité juridique réelle de ces trois Présidents ! Tout le monde se souvient que de 1960 à 1990, l'élection présidentielle n'enregistrait qu'une seule candidature; et les scores-fleuves de 99,99% des suffrages étaient la règle ! Tout le monde se souvient qu'en 1990 et 1995, les élections ont été sous la conduite et la haute surveillance du ministère de l'intérieur, même avec plusieurs candidats en lice ! Ce sont les élections de 2000 qui auront vu notre pays s'engager dans la voie difficile mais plus transparente de l'organisation des élections par une institution de l'Etat moins inféodée à l'Exécutif. Il y a donc un gouffre de démocratie entre les divers moments de notre histoire politique ; et nous sommes tous témoins des évolutions en cours. Les faits l'attestent, chers collègues et hauts responsables du Pdci-Rda ! Le Président Gbagbo aura été le seul à déplorer le caractère calamiteux des élections qui l'ont porté au pouvoir, non pas par effraction, mais à cause des violences postélectorales qui ont émaillé cette consultation électorale d'octobre 1990. Chacun, je le croyais naïvement, l'avait bien compris ainsi, sauf lorsque l'emporte la mauvaise foi qui est la chose la mieux partagée dans le registre de la politique politicienne.
Chers collègues Assa Koby et Niamkey Koffi, je vous rappelle que nous devons, vous et moi, au moins pour nos étudiants, porter témoignage de ce que furent les élections dans notre pays depuis 1960! Redonnons objectivement à l'histoire des faits leur place réelle et analysons, objectivement, ce que fut la légitimité juridique de chacun de nos Présidents !!!! Je ne veux pas en dire plus ; car chaque Ivoirien de plus de 40 ans sait de quoi je veux parler, à commencer par les militants du Pdci.-Rda. Aujourd'hui, c'est avec le rôle accru de la Commission électorale indépendante que nous aurons la faculté de renouer avec des compétitions véritablement " ouvertes" depuis les élections législatives de 1956 ! Et c'est un grand succès de tous les Ivoiriens que de construire patiemment leur démocratie. Allons dans ce sens où, sans diaboliser ou insulter l'adversaire politique, chacun défend son programme politique. N'est-ce pas là une mission possible de l'intellectuel dans nos jeunes Etats à la recherche d'un équilibre politique fondé sur la culture démocratique ? Je le crois fortement.
Le débat doit continuer. Il n'est pas celui de Kipré, Koby et Niamkey. Il est celui de la nation ivoirienne. Il est celui de tous les Ivoiriens et même de tous les Africains. Poursuivons-le avec dignité et vérité. Pour ma part, je n'ai pas la prétention d'avoir raison dans tous mes arguments. Mais, ceux qui me sont opposés par mes deux collègues ne m'ont pas convaincu; bien au contraire. Peut-être que d'autres compatriotes trouveront autre chose à m'opposer ; je les lirai avec beaucoup d'intérêt et de gratitude.
Fraternellement à tousl

Pr. Pierre Kipré, historien
Paris, le 7 décembre 2009

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